56 Zenbakia 1999-11-26 / 1999-12-03

Gaiak

Bertsularisme: Langue, Poésie, Engagement

LLAMAS POMBO, Elena

Bertsularisme: Langue, Poésie, Engagement Bertsularisme: Langue, Poésie, Engagement Elena Llamas Le phénomène du bertsularisme, la poésie improvisée en euskera, est assez inconnu en dehors du Pays Basque. Tous ceux qui aiment voyager en Oralie pour reprendre le terme de Paul Zumthor( ) et étudier les Poétiques de l'oralité, trouveront dans les joutes du bertsu poème improvisé et chanté un vaste territoire à explorer et même, une expérience individuelle frappante. Établir une carte minutieuse de ce territoire demande des regards et des instruments d'analyse divers. Évidemment, une barrière infranchissable nous empêchera si l'on ne parle pas la langue basque, comme c'est le cas de l'auteure de cet article de participer pleinement à la fête et au rituel contemporains du vers improvisé. Mais, malgré cette frontière linguistique, cela mérite la peine d'y tenter un parcours, ne fût ce que pour comprendre la place que tiennent certaines langues minoritaires dans la société, ou plutôt dans les sociétés européennes. «Il y a beau temps disait Zumthor que dans nos sociétés, la passion de la parole vive s'est éteinte»( ). En effet, les vieilles traditions orales sont presque disparues et ne survivent que dans certains milieux ruraux. Dans ce contexte général de décadence, le bertsularisme est une des rares manifestations poétiques enracinées dans la tradition orale qui soit en plein essor, dans l'Europe de la fin du XXe siècle. Et il s'agit, en effet, d'une passion pour la parole vive. Voici ma carte de ce territoire : incomplète, provisoire et partielle. Je ne prétends ici qu'esquisser les lignes maitresses( ) du carrefour où convergent les chemins de la langue et de l'action sociale( ). I. LES AUDITEURS La poésie orale directe, théâtralisée, engage l'auditeur, par son être entier … La poésie orale médiatisée laisse insensible quelque chose de lui (Zumthor, ibid.: 241). Les grands championnats de poésie improvisée, comme la dernière Bertsolari Txapelketa,de 1997, reflètent l'essor de ce genre oral au sein d'une partie de la société basque actuelle et nous montrent qu'il n'entre pas dans la seule catégorie du spectacle, ni des concours littéraires d'usage, ni de la fête folklorique et traditionnelle. La poétique du bertsularisme ne concerne pas seulement la philologie et les études littéraires. Elle demande un regard et une écoute spécifiquement sociologiques, portés vers les deux partenaires d'un rituel tres codifié : d'une part, le poète, le bertsulari, et d'autre part, bien évidemment, les auditeurs. La seule perception de l'atmosphère qui règne dans le grand championnat nous oblige à le mesurer en termes d'«évènement social», plutôt que de spectacle, bien que le côté spectaculaire n'y soit point négligé. À la fin du XXe siècle, au milieu de notre culture de masse, de macro spectacles de musique moderne, de compétitions sportives pour des multitudes, au milieu de notre espace traversé de moyens audio visuels d'information et de loisirs privés, huit mille personnes des bandes de jeunes, des couples, des familles au complet remplissent les gradins d'un stade uniquement pour entendre des poèmes pendant toute une journée : pour écouter et applaudir un autre petit groupe de jeunes qui «parlent» en vers. La multitude de jeunes gens, bruyants et animés, portant de temps en temps des pancartes pour appuyer leurs favoris, donne une tension impressionnante à l'ambiance de la Bertsolari Txapelketa. Mais, de quoi parlent donc ces poètes à leur public?, quels sont les thèmes qu'ils abordent? II. LE POÈTE Animatrice, exaltante ou déploratoire, la voix poétique donne alors forme à des passions déjà mures mais encore en quête d'elles mêmes, et les précipite à leur terme (Ibid.: 270). Nous pouvons classer la pratique actuelle du bertsu improvisé dans le cadre de la poésie sociale. Je veux dire par là que le bertsulari n'est pas un poète lyrique; il ne traite pas les sujets considérés traditionnellement comme littéraires; il neréinvente pas un univers par le moyen d'images et de métaphores; ses vers ne nous parlent pas du je poétique. Le bertsulari est un poète engagé, dont les compositions vont au cœur des conditions sociales et politiques du Pays Basque. Les sujets qui avaient été proposés lors de la Txapelketa de 97, par exemple, demandaient aux improvisateurs une appréciation idéologique: les ONG et leur demande de 0,7% du budget national en faveur des pays en voie de développement, les espaldas mojadas( ), la langue que l'on doit parler dans l'Université d'été du Pays Basque, la situation politique à Cuba, les graffiti, l'insoumission face au service militaire, l'amour entre deux femmes, les conversations entre un irlandais et un basque sur leurs problèmes nationaux… La chanson du bertsulari est, le plus souvent, une chanson engagée, de contestation et d'affirmation nationale. La chanson a depuis toujours servi des engagements divers. Les chansons épiques médiévales permettaient l'affirmation nationale et servaient les entreprises guerrières, comme le fait aussi parfois l'épique balkanique pratiquée dans notre siècle. Or, à mon avis, le bertsulari ne veut pas chanter des gestes, c'est à dire de grands évènements, de grands épisodes historiques, ni des faits marqués par le trait de grandeur ou d'héroïsme. J'ai eu l'impression que rien n'importune plus le bertsulari qu'une poésie grandiloquente. Il n'y a point de vedettariat, ni de protagonisme, ni de lyrisme chez lui. J'ai entendu dire à un de ces poètes des propos qui résument bien cette attitude mesurée face au monde chanté. Il parlait de l'écart entre son idéologie et l'éducation d'autrefois, reçue dans les institutions religieuses : «Je n'écris jamais avec des majuscules ce que les curés écrivaient avec des majuscules. Je suis un hétérodoxe». (Curieuse métaphore scripturaire, dans laquelle la taille de la lettre est image de l'importance accordée aux faits de la réalité sociale). Nous parlerions donc avec des majuscules, si nousdisions que le berstularisme est «la chanson de geste» de l'Euskal Herria actuelle. Non, il ne l'est pas. Mais nous pouvons dire que le bertsulari s'affirme comme poète national : un poète qui raconte en vers ce qui se passe dans la rue, qui chante des faits quotidiens du Pays Basque. Il doit émettre des jugements, toujours en compétition verbale avec un autre improvisateur et, de ce fait, sa poésie contient plus d'arguments que d'images ; elle est dense et aigüe, ce qui se manifeste sur le plan formel, puisque l'idée la plus brillante et la plus incisive est reportée à la fin de chaque strophe, afin qu'elle frappe de façon plus intense les auditeurs. III. LA LANGUE …celui dont porte la voix et celui qui la reçoit. L'étroitesse de ce contact suffirait à faire sens, comme dans l'amour (Ibid.: 160). À un premier niveau de création très général, dans tout art de la parole, le poète se dit lui même. Chanter aussi, c'est se dire soi même, au fur et à mesure que l'on prononce un texte. «La voix se dit en même temps qu'elle dit» (Zumthor, ibid.: 13) et ses propriétés sont fort signifiantes. Dans l'art du bertsulari, nous pouvons ajouter le fait que la langue se dit en même temps qu'elle dit. Si tout poète est comme un porte parole «officiel» et privilégié d'une langue, cela est sensiblement explicite chez l'improvisateur basque de notre génération. Il est un porte parole, un officiant de sa langue, l'euskera, dans la célébration du vers improvisé. La disponibilité du vocabulaire, des réseaux de signification qui relient certains mots, des sonorités, des rythmes…, toute cette admirable compétence linguistique du poète qui compose en improvisant, constitue un usage de la langue en plénitude. Le bertsulari maitrise la langue basque, l'emploie avec précision, la prononce à voix haute, avec force et vigueur. Il est certain que tous les poètes improvisateurs de toutes les traditions chantent pour le public ; la controversia en Amérique latine, par exemple, est un spectacle, unefête de la parole pour, envers, devant le public. Cependant, dans le bertsularisme, il existe encore un autre point de contact avec les auditeurs : le poète prononce sa propre langue au nom de tous ceux qui la parlent. Plus que le je poétique, même plus que les problèmes sociaux, le bertsulari chante sa propre langue. Jon Maia, un des finalistes de la Txapelketa de 1997, l'affirmait ainsi clairement à la fin du championnat : «vous chantez tous par ma propre bouche». «La langue basque est le grand pilier du bertsularisme» signale Gorka Aulestia( ) et l'essor de ce phénomène est actuellement en rapport direct avec la volonté des euskaldunak (locuteurs du basque) de défendre leur propre langue. En raison de ce contact étroit avec son public, le bertsulari est une personne admirée et respectée dans son milieu social. Il est surprenant que les poètes les plus célèbres soient devenus aujourd'hui de véritables idoles pour certains enfants de leur entourage, de la même façon que d'autres enfants admirent un joueur de football ou un acteur de cinéma. Les bertsularis sont des poètes populaires, non à cause de l'origine orale et populaire du genre poétique, ni à cause de leur formation, puisque parmi les jeunes improvisateurs, on compte des docteurs en journalisme, des étudiants en philologie, etc. Ils sont populaires dans la mesure où ils s'emploient à exprimer et à affirmer les valeurs d'une partie de la société. En ce qui concerne la poétique du bertsu ( ), la technique de l'improvisation est de grand intérêt pour toute étude littéraire ou anthropologique sur les différentes compétences langagières que les hommes possèdent. Actuellement, en tant que technique, l'art du bertsu est enseigné dans les écoles du Pays Basque ( ). Il existe, par conséquent, des règles, des exercices, des moyens d'apprendre. Or, lorsqu'on écoute de vive voix, en direct, ces poètes, on a l'impression d'assister à un usage magique et prodigieux de la parole. Quelques secondes après avoir prisconnaissance du sujet qui leur est proposé, ils chantent plusieurs strophes, en alliant la mélodie déjà connue, les contraintes métriques et une pensée rapide, de façon presque miraculeuse pour l'auditeur qui n'a jamais écouté un improvisateur. Dans ce moment où création et exécution son simultanées, plusieurs attitudes des bertsularis retiennent notre attention : l'assurance qu'ils démontrent, la fermeté avec laquelle ils chantent, leur quiétude lors de la performance et leur prononciation nette, sans la moindre hésitation sur aucune syllabe. C'est seulement quand nous lisons ou lorsque nous récitons des vers appris par cœur que nous sommes capables de parler avec une telle fluidité. Or, voici le mystère, chez le bertsulari, il n'y a pas de texte préalable, il n'y a pas de livre. Le poète est debout, devant le microphone, concentré et seul avec sa parole. Et là, chez le public, chacun retient son propre souffle, dans le silence absolu, silence qui n'est rompu que lors du dernier vers, répété par tous en écho. C'est dans cette tension commune et dans l'idéologie commune du bertsulari et de son public que réside la force de cette poésie improvisée. Les joutes du bertsu ne sont pas de simples divertissements ; elles appartiennent à leur public, parce qu'il y écoute sa propre voix. IV. LANGUE ET NATION L'attention extraordinaire que portent de nos jours au bertsularisme les institutions, les associations, les écoles basques, les études littéraires, les chaines de télévision, etc., est en rapport avec la propre histoire du Pays Basque. On perçoit que ce phénomène sociologique est marqué idéologiquement quant aux valeurs que l'on accorde à l'oralité et à l'écriture. Dans notre société européenne, occidentale, les langues dont le prestige est reconnu, les langues de culture sont celles qui possèdent une longue tradition littéraire et un emploi de l'écriture depuis des siècles. C'est ainsi que le bertsularisme revendique, tout d'abord, les valeurs de la culture orale ; etcela est en rapport, ensuite, avec l'histoire du Pays Basque au XXe siecle, avec la capacité et le prestige des langues pour la création des nationalités et avec la volonté de mettre en valeur les signes d'identité d'un groupe social. Si les poètes encouragent avec leurs chansons une passion pour la langue et la patrie, celle ci a ravivé, à son tour, la fête de la parole et la passion de la voix vive. NOTES 1) Paul ZUMTHOR. Introduction à la poésie orale. Paris : Seuil, 1983. (Madrid : Taurus, édition en espagnol). J'emprunte à ce théoricien de la poésie orale plusieurs citations : d'une part, elles résument les idées que je développe ; d'autre part, de sa propre généralité se dégage ce qu'il y a d'universel dans le bertsularisme. ( ) 2) Op. cit. : 10. ( ) 3) Cet article est écrit conformément aux rectifications de l'orthographe de 1990. ( ) 4) J'ai assisté à la Euskal Herriko Bertsolari Txapelketa Nagusia de 1997, célébrée au vélodrome d'Anoeta, à St. Sébastien ; ce fut un des grands championnats finaux qui ont lieu tous les quatre ans au Pays Basque et auxquels participent les meilleurs bertsularis de la génération la plus jeune. Grâce à l'association consacrée à l'étude et la protection du bertsularisme, Euskal Herriko Bertsozale Elkartea, j'ai pu suivre le championnat en traduction simultanée, ainsi que contacter personnellement les poètes pour mieux connaitre leurs propres idées sur leur «métier» (cf., dans ce même numéro d'Euskonews&Media, l' ). ( ) 5) En espagnol, littéralement, 'ceux qui ont le dos mouillé' ; terme par lequel on désigne de façon familière les «immigrants illégaux», les africains qui traversent le Détroit de Gibraltar, essayant d'atteindre la rive européenne sur la côte espagnole. ( ) 6) Gorka AULESTIA. Bertsolarismo. Bilbao, Bizkaiko Foru Aldundia, 1990. p. 246 ( ) 7) Une excellente approche de «l'art du bertsulari basque», en français, est celle de Denis LABORDE : «Tout raccorder et tomber juste». Entre l'oral et l'écrit. Ethnologiefrançaise, 3, 1990, pp.308 317. ( ) 8) Voir, dans ce même numéro d'Euskonews&Media, l' . ( ) Elena Llamas Pombo, professeur de l'Université de Salamanca Photo: Koldo Tapia. Source: Xenpelar Dokumentazio Zentroa Euskonews & Media 56.zbk (1999 / 11 / 26 12 / 3) Eusko Ikaskuntzaren Web Orria