Quest ce que " le chant basque"? Petite histoire dune notion changeante, des premières années du XIXème au début du XXème siècle Qu'est ce que "le chant basque"? Petite histoire d'une notion changeante, des premières années du XIXème au début du XXème siècle Natalie Morel Botrora "A Pasages, on travaille, on danse et on chante. Quelques uns travaillent, beaucoup dansent, tous chantent ", écrit Victor Hugo en 1843 à l'occasion de son séjour au Pays Basque. Le chant est couramment considéré aujourd'hui comme une spécificité basque, et l'on a limpression qu'il en est ainsi depuis "toujours". Or, si les Basques ont probablement "toujours" chanté, on n'a prêté attention à ce chant que depuis le XIXème siècle ce qui est finalement assez récent. Auparavant, les Basques sont réputés pour leurs capacités physiques (agilité, souplesse, endurance) qui en font des danseurs, des joueurs de paume, des laquais (utilisés comme coursiers) et des militaires appréciés. Certes, il se dit que les Romains avaient remarqué leurs talents vocaux, mais le "Basque chanteur" ou le "chanteur basque" n'est pas considéré comme un type représentatif du pays, et les "chants basques" n'ont pas d'existence en tant que répertoire particulier. Peu à peu, à partir des années 1800, les choses se modifient : une notion de "chant basque" apparaît, très tributaire des mouvements de pensée qui agitent l'Europe à ce moment là, et elle devient, au début du XXème siècle, l'une des composantes majeures de l'identité basque. Examinons quelques étapes de ce processus. C'est un Allemand (Wilhelm von Humboldt, ambassadeur du roi de Prusse et philologue de renom) qui publie le premier "chant national basque", qui est un texte en euskara, supposé chanté à l'origine, et que l'on estime alors remonter à l'Antiquité : le Chant de Lelo paraît en 1817, à Berlin. Au début du XIXème siècle, les érudits s'intéressent tout spécialement à ce qu'ils appellent " l'histoire primitive ", l'histoire des peuples qui sont à l'originedes nations européennes dont beaucoup vont se constituer en états au cours du siècle. Or les documents écrits sont pratiquement inexistants. Mais l'on pense que des récits de ces temps reculés sont quand même parvenus jusqu'à nous, notamment par l'intermédiaire des chants populaires, transmis oralement. L'Europe savante se passionne alors pour cette quête de chants anciens : c'est à qui mettra la main sur le manuscrit médiéval ou la ballade populaire la plus intéressante, dont on considèrera uniquement le texte puisqu'on y cherche des informations d'ordre historique et parfois philologique. Puisque l'on cherche des chants épiques et guerriers (synonymes, à cette époque, d'historiques), on va en trouver. Au Pays Basque, par exemple, le littérateur Eugène Garay de Monglave fait paraître en 1834, trois ans avant que l'on ne retrouve la fameuse Chanson de Roland, une relation de la bataille de Roncevaux par les descendants des protagonistes : c'est du moins ce qu'est censé être le Chant dAltabiscar. "La trouvaille que vous avez faite vaut de lor ! ", s'exclame un historien dans un journal parisien. Paraissent ensuite le Chant dAnnibal, récit d'un soldat basque amené en Italie par le général carthaginois, et le Chant dAbarca, adressé par un seigneur de Belzunce au roi de Navarre Sancho Abarca qui vécut au Xème siècle. Mais tous ces chants sont apocryphes : le Chant de Lelo provient d'un manuscrit copié au XVIème siècle, les autres sont carrément l'oeuvre de faussaires contemporains qui ont prétendu les avoir découvert ou recueilli dans la montagne. En attendant que la supercherie soit découverte (le doute alimente les revues européennes d'histoire et de linguistique pendant presque un demi siècle), le "chant national ", que l'on commence à appeler "chant basque" lorsqu'il émane des provinces euskariennes, s'affirme comme une catégorie reconnue dans le monde lettré. Parallèlement, une autre acception de ce terme se fait jour : il désigne aussi, pour reprendre la définitiondonnée par G. Ollivier dans le Dictionnaire de la conversation en 1833, "toute mélodie qui porte empreints la nationalité d'un peuple, ses murs, ses jeux, ses usages, ses traditions et ses croyances ", ce qui représente un corpus beaucoup plus large que les seuls chants historiques. On l'appelle aussi couramment "chant populaire ", et plus souvent encore " poésie populaire " car, contrairement à ce que la formulation de G. Ollivier laisse supposer, on ne prend en compte que le texte, et non la musique. Les recueils se succèdent et enthousiasment les lecteurs européens : des traductions de chants grecs et serbes, en particulier, bouleversent les canons littéraires classiques dans les années 1820 et participent à la révolution romantique. " Après cela, il n'y a pas à douter que la poésie populaire ne devînt une source féconde et réparatrice pour la poésie d'art ", estime Francisque Michel. Ce professeur de littérature étrangère à l'université de Bordeaux consacre en 1857 deux cents pages aux "poésies populaires" dans son ouvrage Le Pays Basque : il désire permettre au lecteur de se forger une opinion sur ce corpus inédit, qui a été jugé sans qualité littéraire par un aventurier et missionnaire anglais, George Borrow. Quelques années après la publication du premier texte paraît (à Paris cette fois) le premier air populaire, dans un arrangement pour voix et piano ou harpe dû au compositeur français Gustave Dugazon. Il est muni de paroles françaises différant du texte original, et porte le titre de Souvenir des Pyrénées (1824). Puis, en 1826, à Saint Sébastien, un danseur passionné, également historien de sa province, Juan Ignacio de Iztueta publie un recueil de mélodies de danses dont une partie sont chantées. Dans sa préface, il expose l'intérêt que présente à son avis ce que l'on appellera bientôt le folklore, dans la perspective d'études historiques comparées, mais dénie aux chansons qu'il publie toute dimension artistique : "prétendre trouver dans les chants vulgairesles combinaisons sublimes de l'art serait une erreur grossière", écrit il. Cette opinion est assez largement partagée. Georges Amé, par exemple, le jeune étudiant féru de musique à qui F. Michel s'est adressé pour une appréciation "compétente" du livre d'Iztueta, est dérouté : "dans certains de ces chants, le vague et la bizarrerie sont tels que j'ai cru avoir devant les yeux de véritables énigmes ", avoue t il. Quelques voix ont commencé à s'élever cependant (en particulier celles d'Anglais qui publient, vers 1840, des récits de voyage agrémentés de musique notée) pour défendre l'intérêt musical, et non plus uniquement littéraire, de ce répertoire. Un Béarnais, notamment, entreprend de porter les chants basques et béarnais sur la scène de concert : pendant une trentaine d'années, Pascal Lamazou les interprète et les inclut dans le programme de son récital annuel donné à Paris, salle Pleyel. Et en 1869 paraissent les premiers recueils : Cinquante chants pyrénéens de P. Lamazou, mais aussi Souvenirs des Pyrénées de Madame de la Villehélio, une Souletine née Hortense Carricaburu. A Paris, on ne connaît donc pas encore les "chants basques", mais les "chants pyrénéens ", profitant du penchant romantique pour la montagne, devenue un thème littéraire et pictural, et un lieu de villégiature touristique et thermale. L'année suivante, à Bayonne, un avocat de Mauléon, J.D.J. Sallaberry, publie ses Chants populaires basques. A Saint Sébastien, José Antonio Santesteban réunira bientôt en recueil les Aires vascongados qu'il a commencé à faire paraître isolément à Paris à partir de 1862. Ces publications adoptent la même démarche : notation solfégique, paroles basques et traduction française (sauf pour les airs de J.A. Santesteban), accompagnement au piano (par des compositeurs renommés dans le cas du recueil de Lamazou) destiné, nous dit une préface à "relever » la mélodie populaire, "la prenant simple fille des champs et l'introduisant dans les salons, de par l'imprescriptibleautorité du bon goût". L'appréciation de ce répertoire n'est plus péjorative, mais elle reste condescendante : les préfaces parlent de simplicité, de grâce rustique et naïve, de fraîcheur. Néanmoins, le chant populaire basque commence à avoir une certaine réputation, à laquelle le goût affiché du couple impérial qui s'offre des récitals de chants basques dans les grottes de Sare et de Zugarramurdi par un choeur de contrebandiers , n'est sans doute pas étranger. L'étape suivante est due à l'action d'un compositeur tourangeau qui, lors d'une audition de chants populaires à Paris en 1885, a la "révélation " de ce répertoire. Mandaté par le Ministère de l'Instruction publique, Charles Bordes se lance dans la collecte et prononce une conférence qui fera date à l'occasion du Congrès de la Tradition basque (tenu à Saint Jean de Luz en 1897) : c'est La musique populaire des Basques, comprenant 54 mélodies notées. Il y démontre l'intérêt musical du "chant basque ", en l'analysant pour la première fois sur la base de critères musicologiques. La parenté qu'il lui trouve avec le plain chant et l'aspect rythmique retiennent son attention : par là, le chant basque s'inscrit maintenant dans une histoire musicale, et non plus seulement dans une histoire littéraire, et des passerelles sont établies avec "la musique artistique ", ce qui permet de comprendre (et donc d'apprécier) "le vague et la bizarrerie" qui troublaient tant les George Amé du milieu du siècle. Partout en Europe, et particulièrement à la Schola Cantorum de Paris fondée par C. Bordes et V. d'Indy, où plusieurs compositeurs basques sont formés, on intègre des chants populaires dans des oeuvres de musique savante à qui ils sont censés donner une "nationalité musicale". C'est ce qui se passe également au Pays Basque, en particulier dans le domaine lyrique. Le premier opéra se revendiquant comme "opéra basque" est créé en 1884 à Saint Sébastien, et fait grand usage de chants bien connus dans cette ville : sur les annonces,il est aussi présenté comme ópera de aires vascongados. Cest le premier d'une série d'oeuvres lyriques s'étalant sur un demi siècle, des deux côtés des Pyrénées, dont nous sont parvenus une vingtaine d'ouvrages, et autant de titres correspondant à des oeuvres disparues, détruites ou inachevées. En 1909 et 1910 sont créés plusieurs opéras (Maitena de C. Colin, Mendi Mendiyan de J.M. Usandizaga, Mirentxu de J. Guridi) faisant largement appel aux mélodies populaires, dont le succès pousse les Députations du Pays Basque méridional à lancer un concours de chants populaires, afin de recueillir des "matériaux " utilisables par les compositeurs. Plus de 2400 mélodies seront publiées en 1922, fruits des investigations de deux religieux, R.M. de Azkue et le Père Donostia. A la même époque, les orphéons (uniquement masculins) se transforment en chorales mixtes, et beaucoup se tournent vers un répertoire de chants populaires harmonisés à quatre voix. De plus en plus de Basques font carrière comme chanteurs lyriques (et quelques années plus tard, comme chanteurs de charme, de Luis Mariano à André Dassary) : Madame Bovary, déjà, faisait intervenir, à l'opéra de Rouen, un ténor découvert sur la plage de Biarritz par une princesse polonaise ! Pour le grand public, il apparaît que les Basques sont bien ce qui se dessine depuis plusieurs décennies : "un peuple qui chante " formule qui est d'ailleurs le titre d'un ouvrage de Jean Ithurriague paru en 1947. Tout le monde sait maintenant qu'au Pays Basque, on chante : dans la vie quotidienne, à l'auberge puis au café, à l'église, dans les pastorales, à l'occasion des bertsu (improvisations chantées), etc., et le répertoire est considéré comme un ensemble homogène appelé "chant basque", d'essence largement rurale. Les nombreux emprunts découverts dans ce corpus ne changent rien au fait que ce "chant basque", qui paraît original par rapport aux folklores français et surtout espagnol, est désormais en charge de l'identité du pays. Cette identitépeut être revendiquée sur un plan uniquement culturel ou avec une dimension politique. Le Gernikako arbola l'arbre de Gernika, sous lequel se tenaient les juntes de Biscaye lui même, une chanson écrite en 1853 par J.M. Iparraguirre et rapidement considérée comme un véritable hymne national des deux côtés des Pyrénées, peut être perçue simplement comme une évocation du peuple basque ou comme une proclamation nationaliste, revendiquant un type de souveraineté particulier pour le Pays Basque. A la fin du XIXème siècle et au début du XXème, les nationalistes se saisissent des chants populaires pour en faire à la fois un moyen de propagande (profitant de l'impact émotionnel suscité par les chants du pays, en particulier quand ils sont interprétés par un choeur considéré comme sa "voix") et une composante majeure de la "basquitude". "Le jour où nous cesserons de les chanter, nous aurons cessés d'être Basques ", écrit en 1918 un journaliste d'un périodique basque de Buenos Aires. On mesure le chemin parcouru en un peu plus d'un siècle, et l'évolution des stéréotypes associés aux Basques : Vous dansiez ? eh bien, chantez maintenant ! C'est ce qu'ils font encore en ce début de troisième millénaire, même si les pratiques actuelles ne sont plus celles de leurs aïeux. Natalie Morel Botrora, Professeur agrégé, département musique et musicologie, Université Michel de Montaigne Bordeaux III Photos: Auñamendi Euskonews & Media 138.zbk (2001/10/5 11) Eusko Ikaskuntzaren Web Orria
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