95 Zenbakia 2000-10-13 / 2000-10-20

Gaiak

Médecine humanitaire

PRADIER, Pierre

Médecine humanitaire Médecine humanitaire Docteur Pierre Pradier Humanitaire et médias, humanitaire et politique, engagement humanitaire, ingérence humanitaire , que n'aura t on dit, ou écrit sur le sujet... Ce qui touche à l'humanitaire est une mine inépuisable de littérature: sujet à propos duquel les plus brillants, les plus courageux, les plus inventifs auteurs s'en sont donné à cœur joie (les plus nuls aussi, d'ailleurs). Tentatives de définition de ce qui est humanitaire ou de ce qui ne l'est pas, réflexions sur la nature des entreprises qui se parent de ces oripeaux, sur les erreurs commises, les pièges à éviter, les dérives condamnables, nous aurons tout entendu sur le sujet. Au fait, c'est quoi, l'action humanitaire? C'est le fruit d'un constat assez simpliste. Quand des hommes, des femmes, des enfants souffrent, il faut les soulager. Quand ils sont menacés de mort, il faut les sauver. Quand les massacreurs sont au travail, il faut le montrer, il faut les arrêter. Par les temps qui courent , quiconque se rend dans un endroit un peu «chaud» de la planète a toutes chances de rencontrer sur son chemin ou de côtoyer l’une des cohortes d’ « humanitaires » qui hantent habituellement ces lieux de déréliction. Ils déploient le plus souvent leur énergie et leurs matériels pour faire face aux nécessités premières des populations locales victimes de quelque catastrophe naturelle ou, plus souvent, de la folie meurtrière des hommes pour lesquels la vie humaine ne pèse pas lourd en face de « la cause » qu’ils croient défendre ou de la doctrine idéologique qu’ils cherchent à imposer par les armes. Les humanitaires sont aujourd’hui faciles à reconnaître: ils sont le plus souvent de race blanche, bien nourris, même s’il leur arrive de perdre quelques kilos superflus au cours des semaines de mission, leur visage est empreint d’une mâle assurance, ils circulent à bord de gros véhicules 4+4, couverts de stickers multicolores affichant le nom de l’organisation qui les a envoyés,ils ont toujours l’air affairé, ils sont bardés de walkie talkies, de téléphones portables, d’antennes satellite , ils parlent fort, mais sont souvent très sympathiques malgré ces handicaps. Leur mission consiste le plus souvent à apporter, dédouaner, distribuer toutes sortes de matériaux et de services, des cartons de biscuits vitaminés, des tonnes de lait en poudre, des citernes d’eau potable, des vêtements, des couvertures, des sacs de ciment, du bois de charpente, des médicaments, ils savent installer un centre de nutrition, une salle d’opérations, une unité de vaccination, des lits d’hospitalisation , un regroupement d’enfants abandonnés. Ainsi en va t il des psychologues. Très "tendance", les psychologues, de nos jours. Pas une sécheresse, pas un ouragan, pas un tremblement de terre, pas un tsunami dévastateur qui échappe à l'avalanche des psychologues déversée par pleins B747, dans le but de "soutenir les survivants" ….. "Alors bon, les "survivants" en question ne savent parler que le ouolof, ou le pachtoun…." Qu'à cela ne tienne , on leur apportera quand même l'aide de nos psychologues, qui distribuent les sourires attendris aux grand mères, tapotent gentiment la joue des petits enfants, visitent les ruines avec un air connaisseur, ils posent à la cantonade des questions incongrues auxquelles personne ne songe à répondre et passent alors à la phase 2 de l'opération. Ces psychologues expliquent à tous ces braves gens, par l'entremise de quelques interprètes approximatifs, tout ce qu'ils (ou elles) auront retenu ou cru comprendre des écrits du bon Dr Freud et de ses élèves . La frustration, l'agressivité, le pourquoi des troubles du sommeil, la névrose d'angoisse, les états dépressifs réactionnels, ils leur parlent de la douleur compréhensible qu'ils éprouvent, de plein de trucs dont on avait même pas idée avant leur arrivée… le caractère temporaire de la période de deuil, tout ça..! Les populations, groggy sous le coup du malheur, les écoutent avec beaucoupde politesse et de patience , se demandant toutefois ce que viennent faire ces jeunes gens certainement bien intentionnés mais dont ils ne saisissent pas nettement le fondamental intérêt au milieu des morts et des blessés. Voilà qui n'est pas très tendre pour nos amis psychologues, peut être, mais il faut dire que la façon dont les médias, la télévision surtout, prêtent à la psychologie d'illusoires pouvoirs et aux psychologues des fonctions chamaniques ou sacerdotales est parfois un peu irritante. Soyons clairs, les humanitaires sont souvent agaçants mais ils font très souvent de l’excellent travail. En France, ce sont les médecins qui sont partis les premiers dans cette bataille. Au tout début des années 70, la naissance de Médecins sans Frontières , de ce petit groupe turbulent (la bande à Kouchner), a été un événement dont on n’imaginait pas qu’il allait être générateur de tant de travaux concrets . Nous ne pensions pas, non plus, que l’opinion publique, les médias, les états et les gouvernements, l’ONU et ses agences spécialisées allaient se convertir et prendre au sérieux le droit des victimes civiles. En moins de trente ans , l’action humanitaire est devenue une branche d’activités tout à fait « florissante », elle a inspiré beaucoup d’actions courageuses et désintéressées, elle a modifié le droit international, elle a imposé le droit d’ingérence, elle a modifié de façon sensible l’attitude des citoyens devant les malheurs de la planète. L’humanitaire est devenu une entreprise internationalement reconnue, qui a ses petites mains, ses ténors, ses salariés, ses lobbyistes, ses bénévoles, sa communication institutionnelle….. Les Organisations non Gouvernementales (ONG) siègent dans toutes sortes d’enceintes, nationales, européennes, internationales, leur message est écouté, leurs avis sont néanmoins rarement déterminants. En 1975, dans un quartier de Beyrouth, abandonné par ses habitants, 80.000 Libanais, chiites, réfugiés du Sud Liban, s'entassent dans des immeublesvétustes et reçoivent tous les jours, par dizaines, des obus, des roquettes, des bombes que leurs envoient généreusement les chrétiens, les musulmans sunnites, les palestiniens…. qui ne se concertaient guère mais se trouvaient d'accord pour en finir avec ces intrus qui venaient compliquer encore une partie de poker menteur dont on ne voyait pas la fin…Ce sont des pauvres, ils sont arrivés avec leur matelas sur une charrette à bras ou sur le toit d'une vieille voiture bringuebalante. Pas un médecin, pas un chirurgien, pas une infirmière dans ce kilomètre carré, isolé du reste de la ville par une ligne de front dont la perméabilité est variable (nous sommes au Proche Orient…..) L'Imam Moussa Sadr, leur chef spirituel (que le colonel Khadafi fera assassiner quelques années plus tard) lance un appel au secours. Médecins Sans Frontières (MSF) vient de naître, ce sera notre première mission de plusieurs mois lancée en zone de guerre urbaine. Petite équipe chirurgicale: un chirurgien, un anesthésiste, une infirmière panseuse et une infirmière de soins. Une tonne de matériel chirurgical, et de solutés de perfusion, rien de plus, et en avant ! C'est Bernard Kouchner, bien sûr, qui a lancé l'opération. Opération qui semble aujourd'hui impensable, goutte d'eau thérapeutique dans un océan de douleurs. Aucun bénéfice à en tirer, sinon pour ceux qui auront eu le bon goût d'attendre notre arrivée pour être blessés, ils auront la chance de voir quelqu'un ligaturer une artère qui saigne à plein canal, alors que la veille encore, les familles éplorées les regardaient mourir d'hémorragie. Y a t il toujours place pour de petites équipes de soins et/ou de pédagogie médicale, dans un monde où les populations déplacées se comptent par centaines de milliers, où les organisations humanitaires sont devenues des mastodontes qui se déplacent en convois lourds, en longues files de dizaines de camions qui progressent sous la protection de blindés et des casques bleus ? A mon sens, oui. Dans l'urgence,d'abord . Aucun doute là dessus Pour faire quoi? De la médecine d'abord : accueillir, examiner, diagnostiquer, traiter, évacuer des malades, des blessés, des parturientes . Pour accompagner ceux qui, sur place sont déjà au travail et accomplissent des gestes de soins avec un succès….inégal . Etre à leur côté, les encadrer, corriger un geste malhabile, enseigner un peu de physiopathologie, détailler une technique, expliquer le pourquoi et le comment d'un examen ou d'une attitude thérapeutique. Tout cela est essentiel tout cela reste possible, tout cela fait aussi partie de l'engagement pris le jour où nous avons souscrit à ce fameux serment d'Hippocrate, qui nous a fait sourire le jour où nous l'avons prononcé et qui trouve là sa justification la plus aiguë. De la santé, aussi, ce qui n'est pas la même chose. Car faciliter l'accès à l'eau potable, tenter d'aménager l'espace de la vie quotidienne, imposer le lavage des mains, des vêtements ou de la literie, enseigner la discipline de la défécation, lutter pour obtenir un apport calorique suffisant et équilibré, tout cela n'est pas de la médecine, c'est pourtant à nous, de promouvoir et d'enseigner avec une bienveillante rigueur à ceux qui sont sur place, ces conditions de la santé. Les médecins de l'humanitaire doivent d'abord être de bons médecins, bien connaître la médecine et l'exercer avec talent, chez eux, dans leur services hospitaliers, leur cabinets, leurs cliniques et au lit des malades. Entre un bon médecin, parfois un peu inquiet parce qu'il accomplit sa première mission humanitaire et un vieux baroudeur de l'humanitaire qui ânonne quelques notions approximatives de médecine, le choix est vite fait. Les grandes agences (MSF, MDM, ACF etc.) ont besoin de praticiens de qualité, de cliniciens de bon niveau. Elles le savent, elles le disent, et chacun en est tout à fait conscient. En réalité, quels sont au juste les atouts que nous avons en main ? La compétence professionnelle, la connaissance de la pathologieet de la thérapeutique. Une certaine propension à partager cette richesse Une certaine ouverture d'esprit et un appétit de connaître les autres Quels sont les manques ? Manque de temps: La présence des médecins et des soignants qualifiés sur la zone sera forcément brève, aussi bien pour les hospitaliers prisonniers des collègues qui assurent la présence et les gardes dans le service, que pour les libéraux, soumis à des impératifs d'association ou de clientèle. Il existe donc une rotation relativement rapide des personnels engagés . Manque d'argent : Rarement insurmontable, il est peu de missions réellement utiles auxquelles il aura fallu renoncer faute de financement. L'argent, à force de démarches, de rencontres et de plaidoyers finit toujours par arriver, jamais à temps, jamais en quantité suffisante, mais c'est un problème au total plus facile à gérer que celui du temps. Faut il établir un distinguo absolu entre l'action d'urgence et l'action de développement , quand on parle de médecine humanitaire? S'agit il de stratégies fondamentalement différentes? Certes, la situation d'urgence va privilégier "le geste qui sauve" Un fil noué autour d'un vaisseau qui saigne, un drain dans une plèvre, un cathéter dans une veine, un tube dans une trachée, une réhydratation salvatrice occupent les mains des médecins et calment leur anxiété mais au total, qu'est ce donc que le sous développement, le dénuement scientifique et technique, sinon une situation d'urgence qui dure? Il faudra faire soi même, et surtout apprendre à d'autres à faire, équiper ceux auprès desquels on va œuvrer, en matériel de base et en connaissances techniques. Ce type d'intervention dans les situations d'urgence permet d'atteindre, de façon ponctuelle, une relative qualité du diagnostic et du traitement, mais quelques semaines après la période la plus chaude, voilà la catastrophe passée, la paix revenue, ou au moins la situation stabilisée . Les malades vont donc être laissés dans l'exacte situationoù ils étaient avant notre arrivée . Aussi démunis, aussi fragiles, aussi exposés. Alors, on refait ses bagages et on rentre à la maison, en souhaitant bon courage à tous ceux qu'on a côtoyés pendant ces moments difficiles ? Personne ne s'y résout . Impossible ! On ne peut pas faire ça. Les visages des infirmières et des médecins qu'on a connus sur place, les regards des enfants, l'angoisse des proches, rarement exprimée tant elle est noyée sous les tonnes de remerciements, tous ces reproches muets empêchent de tout planter là et de revenir en sifflotant vers ces lieux bénis que sont nos hopitaux, nos cliniques, nos services, nos cabinets, notre famille. Il faudrait donc laisser en plan, ces lieux inhospitaliers (à tous les sens du terme), sans moyens, ce semblant d’hôpital, sans radiologie, sans laboratoire, sans matériel, sans équipement, sans médicaments, sans moyens …. Ainsi se transforme une mission d'urgence en une mission de développement , par la sensation aiguë de solidarité obligatoire, de la nécessité de continuer, de revenir, d'aider à acquérir non pas un équipement sophistiqué de résonance magnétique nucléaire, mais bien du strict minimum qui permet de rendre quelques malades à la vie. Les autorités politiques et administratives locales, les médecins de santé publique froncent les sourcils devant ces coups de cœur ; de telles initiatives ne cadrent pas avec le plan d'équipement , avec les décisions prises à l'échelon ministériel ou préfectoral. Des besoins au moins aussi importants ont été identifiés ailleurs…. Ils n'ont pas forcément tort, ils ont même souvent raison, mais le cœur a des raisons…. Il faudra donc écouter et composer. Et on composera. Là commence le côté politique . Vouloir rester en deçà, refuser de débattre, c'est rendre un mauvais service, il faudra accepter ces servitudes supplémentaires. Puisque nous en sommes à la politique, je ne peux m'empêcher de donner mon sentiment à ceux d'entre nous, épris de pureté, qui ne veulent pas se laisserentraîner sur ce terrain dangereux. Pour parler clair, l'humanitaire, c'est de la politique! Tant qu'on a pas compris cette brève sentence, on discourt dans le vide. La volonté délibérée d'agir auprès des victimes amène à deux types de responsabilités. D'une part, le soulagement des douleurs endurées, enterrer les morts, soigner les blessés, nourrir les réfugiés, prévenir les épidémies, La quasi totalité des actions d'urgence dans lesquelles nous nous engagerons, sauf quelques catastrophes naturelles (les raz de marée ne font pas de politique, d'accord !) sont de nature politique, les guerres civiles, les déplacements de populations, les famines , les épidémies , le choléra lui même (voir l'opération Turquoise), tout cela est très lourdement politique. Il faut soigner, c'est notre seule noblesse, c'est notre premier devoir. Mais il faut, d'autre part, garder les yeux grands ouverts et le jugement aiguisé. Pour en revenir au serment d'Hippocrate, déjà cité, l'impératif bien connu :"Ma bouche taira ce que mes yeux ont vu et ce que mes oreilles ont entendu" doit être éclairé par la seule règle qui vaille : le plus grand bien des malades. Il faudra donc témoigner aussi de ce qui aura été vu et entendu, il faut nommer l'injustice et le crime, il faut mobiliser tout ce qui peut l'être pour que cessent les massacres, les persécutions, les assassinats, les déportations, les errances… Alors, oui, la presse, oui la télé (même si celle ci privilégie le strass et les paillettes, les images choc, qui font pleurer les familles dans leur assiette, au journal de 20h), oui les états, les gouvernements, les Nations Unies….allons y ! "N'ayez pas peur !" a dit Jean Paul II, homme de cœur, dont heureusement, on ne demande à personne de partager toutes ses options….. De toutes façons, se retrouver au Salvador dans un petit centre de santé dévasté par une incursion des paramilitaires, au Liban auprès des petits enfants blessés par éclats d'obus, en Mer de Chine pour recueillir les boatpeople, ou au Burundi pour monter un centre de nutrition , ne cherchons pas, c'est déjà faire de la politique. Se ranger aux côtés des petits, des abandonnés, des pauvres, des affamés, des malades et des blessés sans leur demander une carte d'identité, œuvrer pour que cessent les règlements de compte, les enlèvements, les rackets, les menaces et les meurtres c'est faire de la politique. Après cela, au diable les partis politiques, les appartenances ethniques, religieuses ou culturelles, au diable les nations, les identités réelles ou rêvées, les nationalismes, les affiliations, si la médecine nous apprenait à être un peu plus ouverts, un peu plus courageux, plus humains, pour tout dire, ce serait déjà un beau parcours. Docteur Pierre Pradier, président d'honneur de Médecins du Monde Euskonews & Media 95.zbk (2000 / 10 / 13 20) Eusko Ikaskuntzaren Web Orria