577 Zenbakia 2011-05-06 / 2011-05-13
Résumé du travail réalisé dans le cadre de la Bourse Jose Miguel Barandiaran 2007
De nos jours, les significations attribuées à la culture et à l’identité basques en Ipar Euskal Herri sont diverses, aussi bien qualitativement que quantitativement. Cette pluralité est due aux particularités territoriales du Pays basque nord (selon les zones et les réseaux sociaux), lesquelles présentent différents taux de variabilité de rapports à la tradition et à l’usage de la langue basque. Cette diversité est également liée à la multiplicité des univers symboliques issus de la rencontre historique entre le monde basque toujours considéré comme correspondant nécessairement, exclusivement et, par nature, à une société rurale ancienne et la culture française considérée — et par nature également — comme l’outil historique de l’implantation en Pays basque nord d’une culture politique progressiste. Cette pluralité des représentations s’explique donc par la variabilité des degrés d’acculturation/culturation induite par différents phénomènes historiques sur lesquels nous reviendrons dans cette conclusion et notamment sur les caractéristiques de l’administration politique d’Iparralde par l’État français. Par ailleurs, phénomène plus récent et marque potentielle d’un nouveau type de rapport contemporain à la culture en générale — dans le cadre du phénomène conjoint de globalisation et de développement incessant de l’individualisme —, cette variété des rapports à la culture basque s’explique aussi par le choix personnel des individus eux-mêmes, potentiellement porteurs de culture ou comme le décrit Pierre Bidart de « basquité active ».
Les écarts de représentations peuvent être considérables comme en témoigne le fait que l’appellation « Pays Basque » elle-même ne renvoie pas nécessairement aux mêmes représentations territoriales. Les significations attribuées à la culture et à l’identité basques reposent sur des référents conceptuels très divers voire contradictoires, tels que l’essentialisme (ou le primordialisme), l’instrumentalisme et le constructivisme. Pour la grande majorité des acteurs, l’euskara reste l’élément et le référent central à la fois de l’existence de la culture basque et du sentiment d’appartenance basque.
Ainsi, en Pays basque nord contemporain, les rapports qu’entretiennent les habitants à la culture basque dépendent pour une grande part de la nature de leurs représentations du monde basque, des éléments qu’ils estiment comme relevant et comme constituant cette culture. On a vu que les différents types de représentations induisent diverses manières de tenir compte, de reformuler ou de rejeter le socle idéologique central et dominant sous l’angle duquel le monde basque a jusqu’ici été lu : celui du mystère, de la singularité, et de l’a-temporalité.1
Tardets-Sorholus (Zuberoa).
Les outils argumentatifs dont s’inspirent les acteurs pour construire leurs dialectiques favorables ou opposées à l’entrée dans la sphère publique de la culture et de la langue basque sont dépendants de représentations issues des histoires institutionnelles nationales et locales dont les valeurs s’entremêlent. Nous avons montré le rôle déterminant de la Révolution française. À partir de cette révolution, la construction de l’État-nation républicain participe au développement en Pays basque nord de la relation conflictuelle entre le pôle national et le pôle régional, à partir de laquelle les oppositions entre langue nationale et langue régionale, entre culture nationale et culture régionale, et entre espace public et espace privé prennent forme. Parallèlement, nous avons pointé l’implication considérable du phénomène d’ethnologisation que connut le sujet Pays basque toujours dans ce cadre historique de dynamique de construction et de justification de l’État-nation en tant que structure. En effet, aujourd’hui encore, l’anthropologie en tant que discipline a en quelque sorte une responsabilité dans la mesure où les acteurs, quelles que soient leurs aspirations culturelles, ont recours à l’usage ou au rejet de catégories anthropologiques — telles la culture, l’identité, l’ethnie et la race — qui rendent le débat passionné du fait de leur plurisémie. Ainsi, par l’usage de ces notions, l’opposition à l’entrée en politique de la culture basque rejette tout argument se revendiquant du monde basque en général, et du nationalisme basque en particulier ; tandis que les différentes sphères basquisantes voient en la reconnaissance institutionnelle de l’euskara le moyen de survie et/ou de développement de l’identité basque.
La dynamique de défense et de développement de la langue basque est considérée par les opposants à l’institutionnalisation de la culture basque comme nécessairement rétrograde dans la mesure où elle serait suscitée par la posture de défense de la culture basque considérée comme une culture étanche. C’est à cette étape du raisonnement qu’apparaît clairement l’usage de vocables incarnant le sentiment de singularité du monde basque. Cette supposée singularité, à la source de l’idée d’étanchéité et d’isolat du monde basque, constitue le fondement même de la peur, chez nombre d’opposants, de l’officialisation de l’euskara en Pays basque nord. Dans ce cas, l’entrée potentielle en politique de la culture basque, incarnée plus particulièrement dans la volonté de faire de la langue basque une langue publique, suscite au pire des réactions de rejet de l’identité basque, et au mieux un désintérêt ou des postures personnelles de désinscription de ce que l’individu perçoit chez lui comme étant basque.
Mais cette représentation du fait basque — comme isolat culturel et culture étanche donc communautariste — est née de contextes historiques déterminés. L’analyse des représentations actuelles de la culture basque doit être faite à partir de la déconstruction de ces contextes historiques déterminés. Ainsi, l’étude de la nature de l’héritage historiographique portant sur le sujet Pays basque illustre l’influence majeure des discours scientifiques de tout type sur la formation de l’idée de basquité et, plus particulièrement, sur la constitution progressive de la notion de singularité basque. Il y a en effet un lien très étroit entre le contenu de cet héritage scientifique — qui entre, progressivement vulgarisé, dans les représentations populaires tant en Pays basque qu’en dehors — et l’un des référents sur lesquels s’appuient les représentations actuelles de la basquité, à savoir la croyance en l’existence de l’ethnie basque. Cet héritage historiographique, littéraire et scientifique, conditionne à la fois les représentations que les Basques d’aujourd’hui ont d’eux-mêmes, ainsi que les représentations dont ils sont l’objet. Effectivement, l’ensemble de ce corpus tend indirectement à confirmer l’idée d’a-historicité des Basques, et contribue à perpétuer le sentiment d’immuabilité auquel renvoie régulièrement le monde basque ou le simple mot basque.
Baigorri. Photo: CC BY - mimentza
Au-delà du fait que ce corpus de travaux scientifiques ait été utilisé dans l’entreprise de définition de la basquité, il encombre aujourd’hui largement les aspirations des différentes tendances basquisantes quelles que soient la nature des perspectives politiques au sein desquelles elles s’inscrivent. L’ensemble des revendications institutionnelles basques est embarrassée par cette représentation de la basquité, dominée par un imaginaire implicite assimilant identité basque et représentations essentialistes de la culture. Effectivement, ce legs littéraire et scientifique est largement instrumentalisé par l’opposition à l’entrée de la langue basque dans la sphère publique et ce dans l’objectif de discréditer toute évolution institutionnelle qui prendrait en compte l’histoire et le présent local.
Ainsi, le monde basque contemporain doit faire face à un paradigme central dont les milieux basquisant doivent particulièrement tenir compte dans leur perspective de reconnaissance institutionnelle de la langue basque en Iparralde. Le monde basque contemporain — constitué de la pluralité des représentations de la culture basque — se réfère à différents niveaux de représentation de lui-même ; il jongle entre les deux pôles de références dont il a hérité de l’Histoire ; et alterne, in fine, entre une représentation largement issue de la signification de l’autonyme euskalduna en tant que valeur sociale traditionnelle privilégiant l’idée d’appartenance au groupe par la langue, et les autres formes de représentations de l’identité issues de l’histoire de la construction de l’État-nation français, des écrits nationalistes basques de la fin du XIXe siècle, et de la nature des discours scientifiques, encore largement diffusés et vulgarisés par les médias qui contribuent à véhiculer et à entretenir l’imaginaire d’ancestralité mais aussi de pureté et d’étanchéité du monde basque. Le fait que la littérature n’ait longtemps su décrire ou penser le sujet Pays basque que sur le ton du mystérieux, qu’en rapport à des références explicatives relevant du mythe de l’ethnie est à l’origine de la permanence d’une représentation essentialiste de ce qui est considéré comme relevant de l’identité basque.
Dans le cadre de notre interrogation principale, qui a consisté à repérer dans quelle mesure les représentations actuelles du monde basque — et, en cela, leur histoire — conditionnaient ou non aujourd’hui la nature des discours favorables ou opposés à l’institutionnalisation de la culture et de la langue basque en Iparralde, ce phénomène a pris toute son importance. L’existence d’une continuité — particulièrement du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui — dans l’approche descriptive du Pays basque participe en effet de la fabrication du particulier, avant celle du particularisme, de l’étrange avant celle du minoritaire, puis de l’atemporel avant celle de l’ethnique. Ce statut du monde basque est le résultat des effets d’une représentation nationale issue de la constitution d’un académisme scientifique justifiant une hiérarchisation des cultures. La fabrication de la singularité basque, avant qu’elle ne débouche en termes contemporains sur la dénonciation de l’ethnie basque, a pour point de départ le lien historique entre la notion d’identité et le développement des sciences (particulièrement l’anthropologie, l’histoire et la biologie), dans le cadre de la croyance en une corrélation Culture-Race.
Dans le contexte des débats quant à la pertinence ou non de l’institutionnalisation de l’euskara en Pays basque de France, cette représentation — issue de l’histoire du savoir académique national — profite davantage, en tant qu’instrument de domination intellectuelle, aux v½ux des opposants revendiquant le maintien du statu quo politique qu’aux militants de l’entrée en politique de la culture basque dans la mesure ou l’idée de singularité, largement plurisémique, est immédiatement source de rejet lorsqu’elle est considérée comme un instrument de justification.
Au-delà, la permanence de la représentation essentialiste du monde basque est intimement liée aux caractéristiques historiques et contemporaines de la représentation nationale dominante considérant comme illégitime le lien entre sphère du politique et cultures dites régionales. En effet, une logique distingue les cultures et/ou sociétés à progrès et les cultures et/ou sociétés pensées comme naturellement incompatibles avec toute culture politique. Cette logique — appliquée aux notions de cultures nationales et de cultures régionales — conditionne aujourd’hui les diverses représentations quant au rôle supposé des langues au sein du Pays Basque nord : la langue française est constitutionnellement la langue nationale et publique quand la langue basque est considérée comme une langue régionale et privée. Cette distinction est intimement liée à la construction de l’identité nationale ayant historiquement induit une tension entre un pôle de l’homogénéité et un pôle de l’hétérogénéité. Le premier établissant un lien entre le national, le cohérent et la modernité. Et le second affirmant une correspondance entre régions, traditions et origines. La rhétorique des opposants à l’officialisation de l’euskara — qui s’appuie sur une représentation passéiste et folklorisante de la culture basque — apparaît alors comme fidèle à la typologie scientifique, d’origine évolutionniste et fonctionnaliste, opposant sociétés sans État et sociétés étatiques, à partir d’une grille d’analyse considérant que les sociétés ou les cultures sont des entités qui évoluent selon des mécanismes généraux analogues à ceux qui président à l’évolution des êtres vivants.
Muskildi (Musculdy).
Mais la distinction sociétés historiques/sociétés sans histoire — ainsi que l’instrumentalisation de ses déclinaisons sociétés sans État/sociétés à État, sociétés pré-industrielles/sociétés industrielles, sociétés à écriture/sociétés sans écriture — n’a de sens qu’en tenant compte du cadre historique et idéologique particulier à partir duquel elle s’opère, à savoir la description du fait basque sur le mode de sa supposée a-historicité. C’est dans ce cadre idéologique que prend forme le discours des opposants à l’entrée de la langue basque dans la sphère publique. Ce discours, issu de la formation de l’État français et de son académisme (notamment scientifique), s’appuie en effet sur une pensée hiérarchisante qui fait des cultures autochtones dites régionales des cultures dont les caractéristiques sont nécessairement pré-modernes et, en cela, structurellement a-politiques. Dans le cas basque, cette idée se décline jusqu’au sentiment d’a-temporalité de ce qui est considéré comme relevant de la culture locale. Ainsi, le discours des opposants est fondé sur une représentation essentialiste du fait basque, sur une vision stéréotypée de ce qu’est ou doit être une culture dite régionale, ceci à partir de la fidélité à la formulation idéologique d’une norme étatique : le centralisme d’État et sa variante française, le jacobinisme.
L’effet central de cette idéologie est que s’instaure une hiérarchisation des cultures. Deux catégories apparaissent alors. La catégorie culture française est perçue comme un cadre au sein duquel une culture politique démocratique est apte à se développer. Le fait qu’une culture démocratique soit née dans le cadre de la culture française — considérée comme à vocation universelle — rend cette dernière apte au « métissage ». La puissance de cette représentation est d’autant plus étendue qu’elle évolue dans un contexte de forte croyance en la race ou, autrement dit, en référence au présupposé mythique d’une équivalence inconditionnelle entre traits de « nature » et faits de culture. La catégorie culture basque est perçue — dans le cas où l’on admet qu’elle soit une culture, ce qui n’est pas toujours de l’avis des opposants à l’officialisation de l’euskara — comme intrinsèquement inapte à s’inscrire dans un cadre politique. Le fait qu’elle soit pensée comme nécessairement régionale, bio-raciale, pré-moderne et a-temporelle suggère l’idée selon laquelle elle est une culture locale entière et finie non sujette à une quelconque évolution et, en cela, inapte au « métissage ». Ainsi, la distinction entre culture légitime publique (la culture française) et culture a-légale privée (la culture basque) idéologiquement perçue comme destinée par nature à le rester, est la condition nécessaire à la formation d’un discours anti-militantisme basque se réclamant de la « défense de la République ».
Dans le cadre de cette distinction idéologique, l’opposition à toute réformes culturelles fait de la question identitaire son terrain rhétorique privilégié avec l’idée, toujours sous jacente, de l’existence d’un communautarisme, dans le sens péjoratif du terme, voire d’un racisme basque. Mais la construction de l’idée de race basque — et de son usage métaphorique actuel par l’intermédiaire de la notion d’ethnie basque — ne peut s’analyser indépendamment de l’historiographie et de l’anthropologie du XIXe siècle. Cette idée d’ethnie basque constitue le socle théorique à partir duquel prend forme la distinction entre sociétés sans État (le cas basque) et sociétés à État (la République française) — et celle synonyme de sociétés sans histoire et de sociétés à histoire, elle-même issue de l’opposition société chaude/société froide.
Camou-Cihigue, Zuberoa.
Dans un second temps, cette distinction est appliquée au concept de culture et débouche sur la mise en forme d’un discours ayant pour postulat de départ la nature essentialiste de ce qui relève de la culture basque. C’est cette croyance en la nature strictement organique du monde basque qui permet la construction du discours ayant pour but de montrer le caractère non-opérationnel de la revendication d’entrée de la culture basque dans la sphère publique. Cette croyance a en effet une force de persuasion très étendue dans la mesure où elle a, avant tout, statut de mythe et est, en cela, transversale aux discours et sentiments identitaires.
Dans ce cadre, la volonté d’inscrire la langue basque dans le domaine public — la revendication de co-officialisation — est contestée et le statut national de la langue française défendu. La volonté de faire de la langue basque, au côté de la langue française, l’une des deux langues officielles du Pays Basque nord se heurte à l’idée selon laquelle la langue nationale, langue de communication, doit être la seule à avoir une existence dans le domaine public. Une fois encore, cette idée doit être analysée dans le cadre des héritages idéologiques issus de la Révolution française et de la construction de l’identité nationale française, lesquelles donnent aux langues régionales un caractère nécessairement rural, passéiste, rétrograde, et « ethnique » dans le sens d’a-politique et en opposition au « civique ». Les phénomènes d’opposition et d’adhésion à l’entrée de la langue et de la culture basque dans le domaine public, sont donc à analyser dans le cadre des effets de la distinction historique entre culture nationale et culture régionale issue de la construction de l’État-nation français, et, d’autre part, mises en lien avec les conséquences de l’ethnologisation du monde basque.
Par ailleurs, la revendication d’officialisation de la langue basque suscite des débats qui sous-entendent nécessairement l’usage de l’argument de l’histoire. Dans ce cadre d’affrontements de discours soutenant des légitimités historiques contradictoires, les discours basquisants ont largement moins recours à des justifications d’ordre historique que les opposants à l’officialisation de l’euskara. En effet, l’Histoire dont se réclament les opposants est une histoire nationale et publique et, en cela, légitime. Quant aux milieux basquisants, ils n’ont que rarement recours à ce type d’arguments très difficiles à manier puisqu’ils sont toujours potentiellement liés à l’idée de singularité basque renvoyant à une temporalité pré-moderne, si ce n’est au sentiment d’a-temporalité. Lorsque les basquisants s’inscrivent dans ce type d’argument, leurs opposants considèrent qu’ils se réclament d’une communauté particulière, qu’ils s’inscrivent dans la défense d’un particularisme, qu’ils sont en cela les adversaires d’une vision universelle du politique, qu’ils militent à l’encontre du sens de l’Histoire. Mais une fois de plus, ces catégories de pensée n’ont de pertinence que dans la mesure où elles s’inscrivent dans le contexte de la peur de l’ethnie basque, du fantasme de l’étanchéité de la culture basque issue de l’ethnologisation du monde basque.
En outre, les revendications culturelles basques posent la question centrale de la correspondance entre identité basque et sphère publique. Dans ce cadre, les diverses représentations de l’identité, qui s’expriment en Pays basque nord, entrent en compétition implicite.
L’argumentaire dont usent les opposants à l’entrée de la culture basque dans la sphère publique part alors ouvertement d’une image a-temporelle, idyllique et exotique de l’identité dite locale ou régionale. Compte tenu des ambiguïtés que sous-entend la diversité des représentations de la basquité — somme des traits et des représentations qualifiant l’appartenance basque —, les opposants prennent en effet le soin de privilégier ce champ de la discussion. Ils s’appuient alors indirectement sur une forme de représentation de l’identité basque qui postule une pureté première et rappellent la prédominance consensuelle de l’idée d’ethnie basque — la notion d’ethnie renvoyant ici à un sentiment d’imperméabilité totale et d’a-temporalité du groupe basque. Cette représentation niant le caractère subjectif de l’identité, la complexité et la diversité des consciences basques contemporaines est en effet très utile dans l’entreprise de stigmatisation de ce qui relève du monde basque.
Athérey (Zuberoa).
L’un des arguments majeurs utilisés par l’opposition à l’institutionnalisation de la culture basque consiste alors à soutenir que le brassage des populations signifie la fin de la basquité et justifie le caractère non-opérationnel de la revendication d’officialisation de l’euskara. Mais cette posture dialectique signifie l’adhésion à l’argument selon lequel ne s’inscrit dans ce qui relève du monde basque que ce qui est fidèle à sa représentation ethnologisée, largement empreinte de considérations essentialistes. Loin de réfuter « l’ethnicisme », c’est-à-dire la valorisation politique de l’ethnicité, qu’elle dit rejeter et combattre, cette position participe de l’ethnicisme qu’elle révoque en s’appuyant sur une représentation a-temporelle donc ethniste de l’identité adhérant ainsi à la croyance, préalablement dénoncée, en la nature essentialiste de l’ethnie basque.
Le recours aux idées polygénistes2, à partir desquelles se formule cet argumentaire, ne fait que réitérer de façon symétrique et inverse, le modèle qu’il pense raciste et qu’il entend dénoncer. Au-delà du fait que cette position soit paradoxale, elle participe à la stigmatisation du mouvement culturel basque. Mais une telle prise de position n’est possible que dans le cadre de la légitimité totale de la représentation nationale de l’identité instaurant une hiérarchisation entre les cultures dites régionales — pensées comme de nature strictement folkloriques — et la culture nationale citoyenne.
La prégnance de cet argument illustre le dilemme insoluble devant lequel se trouvent toutes revendications institutionnelles se revendiquant de la basquité en Iparralde. Le fait de militer pour l’entrée en politique du sujet Pays Basque débouche nécessairement sur l’accusation d’« ethnicisme ». Cependant, cette accusation s’appuie largement sur l’instrumentalisation de l’histoire de la construction de la singularité basque dominée par l’idée d’a-temporalité et d’étrangeté intrinsèque du monde basque, avant d’être mise en compétition avec le caractère progressiste des idées issues de l’histoire politique nationale, incarné en particulier dans la référence aux Lumières.
Au-delà, cette posture instrumentalisant l’idée d’une équivalence entre « mélange » et non-basquité pose indirectement la question de la place contemporaine de la langue basque, historiquement fondatrice de l’ethnogenèse traditionnelle. Mais l’évolution des caractéristiques linguistiques du Pays basque nord, principalement marquée par le déclin prononcé de l’usage social de la langue basque — qui reste pourtant, au sein de la population, largement fondatrice de l’identité — risque de contribuer à pérenniser (sinon à développer) l’idée de singularité basque qui serait par nature inapte à entrer dans la sphère du politique. Ce déclin favorise parallèlement le développement des conditions nécessaires à la naissance d’une crispation identitaire par la marginalisation progressive et grandissante de la langue basque, jusqu’ici lien social fondamental — de fait pour les bascophones et symboliquement pour les non-bascophones — de la société basque.
Dans de telles circonstances, les enjeux de la reconnaissance culturelle et linguistique du Pays basque nord par son institutionnalisation sont particulièrement conséquents. En effet, au sein de la dynamique pour la reconnaissance de la culture basque, des antagonismes idéologiques importants apparaissent. Ils se cristallisent dans la nature et le degré de reconnaissance revendiquée. Les différentes composantes du mouvement pour la reconnaissance du fait basque oscillent entre la revendication du droit à la différence et celle du droit à l’égalité.
Iholdy.
Mais la revendication du droit à la différence s’inscrit dans la grille de lecture du monde issue de la construction de l’État-nation instaurant une hiérarchisation des cultures dites nationale et régionale. Effectivement, inscrire son argumentaire revendicatif dans l’objectif d’obtenir le droit à la différence revient à admettre comme implicites les antagonismes hiérarchisants à partir desquels le conflit se formule quels que soient les cadres thématiques — la culture, la langue, le territoire, et l’identité. Faire de la notion de « différence » un droit signifie adhérer et légitimer l’opposition entre la sphère dite « politique » et la sphère dite « ethnique », ainsi qu’à l’ensemble de ses dérivés — société à État/société sans État, société à écriture/société sans écriture, société historique/société sans histoire, cité/campagne,... — issus de l’opposition public/privé. Dans le cas basque, la prégnance de ces antagonismes — constituant une vision du monde — est d’autant plus forte qu’elle a pour justification centrale la croyance, quasi consensuelle, en l’a-temporalité du monde basque, la croyance en l’existence de l’ethnie basque, catégorie anthropologique née au XIXe siècle. Ainsi, cette revendication du droit à la différence est nécessairement empreinte des représentations classiques de ce à quoi doit correspondre une culture régionale.
Au contraire, la revendication du droit à l’égalité penche pour un traitement équitable de ce qui est considéré comme relevant de la culture basque, cette équité passant par l’entrée dans la sphère publique, par la création d’un « toit politique ». Cette revendication du droit à l’égalité s’appuie sur une perception opposée aux visions conservatrices et patrimoniales du fait culturel basque, rejetant les représentations régionales folklorisantes de l’identité, et en rupture avec l’idée d’ethnie toujours prégnante dans la représentation collective dominante du fait de son statut de mythe.
L’étude du lien entre représentations du monde basque et rapports à la culture en Iparralde illustre de manière exemplaire la difficulté de raisonner au-delà d’une vision essentialiste du fait culturel en général et du fait culturel basque en particulier. Il apparaît qu’à terme cette difficulté sera partie prenante des phénomènes allant à l’encontre de la survie de la culture basque dans le contexte de sa non-reconnaissance. En effet, les explications d’ordre sociologique ne sont pas nécessairement significatives de la nature des prises de positions personnelles quant à la reconnaissance de la culture basque. L’élément le plus influent, justifiant systématiquement l’adhésion (ou non) à l’entrée en politique de la culture basque, est le rapport que l’individu entretient au mythe de l’a-temporalité basque, l’adhésion ou le rejet de celui-ci, ou l’alternance entre les deux postures.
Ainsi, la culture basque contemporaine et la communauté qui se reconnaît en elle et qui est attachée à sa survie subit davantage qu’elle ne revendique le mythe de la communauté d’origine et ses dérivés tels que l’ethnie. En cela, le monde basque est en quelque sorte sous domination idéologique, intellectuelle et de sens, domination de laquelle il a beaucoup de mal à se défaire dans la mesure où une part importante de son ethnogenèse s’est historiquement constitué dans le cadre de ce rapport de force idéologique à son désavantage. Les mouvements basquisants ne sont pas unis derrière une seule et même représentation de l’identité basque mais ils représentent aujourd’hui l’unique force politique au sein de laquelle une tendance à défendre et à développer une conception dynamique et plurielle de l’identité basque existe dans la mesure où ils revendiquent un lien potentiel entre citoyenneté et culture basque. Ils tentent ainsi de tempérer les visions essentialistes de la basquité issues de l’ethnologisation du monde basque dans le cadre de la naissance de l’État en tant que structure politique génératrice et institutrice de représentations régionales du fait culturel. En Pays basque nord, ils proposent un compromis : celui d’inscrire la culture basque dans la sphère publique tout en ne reniant pas les représentations régionales actuelles dominantes de la culture basque — qui relèvent de l’affect — issues du mythe de la singularité basque et considérant comme implicite identité basque et conditions identitaires héritées.
Biriatou.
Mais il demeure qu’associé à sa non-institutionnalisation et à la perte constante de l’usage social de la langue basque, le traitement littéraire et scientifique sous le mode de l’a-temporalité de ce qui relève ou paraît relever du monde basque, continue à conforter la tendance à lire le monde social basque sous l’ombre du mythe de l’étanchéité basque.
Ainsi, la survie de ce qui est considéré comme relevant de la culture basque est prisonnière de l’opposition nationale/régionale et dépendante de la pérennité ou non de celle-ci. En effet, cette opposition induit nécessairement une représentation essentialiste de ce qui est considéré comme relevant de la culture régionale pensée comme fondée en nature dans le cadre de la grille de lecture du monde établissant un lien intrinsèque et indépassable entre faits de culture et faits de nature. C’est pourquoi le désenclavement de la culture basque de l’imaginaire constituant le mythe de l’ethnie basque ne passera que par la contestation des effets néfastes du statut régional du monde basque.
1 J’ai entendu par l’expression monde basque, l’espace de représentations au sein duquel il est fait référence à ce qui est vécu, pensé et/ou perçu comme étant basque.
2 Nous faisons ici référence à l’idée selon laquelle les multiples dits «groupes culturels» auraient des origines déterminées et finies.
Pour la confiance qu’ils m’ont accordée, je tiens à adresser ici ma sincère reconnaissance à Madame Susana Irigaray Soto et à Messieurs Michel Duvert et Joaquin Diaz Gonzalez, membres du jury du Prix Ethnologie 2007 de Barandiaran Fundazioa.
J’exprime toute ma gratitude à Messieurs Jean-François Gossiaux et Denis Laborde pour leur disponibilité et leurs conseils enthousiastes et avisés. J’adresse mes remerciements, pour la sympathie et les conseils ponctuels qu’ils m’ont témoignés à Messieurs Michel Wieviorka, Eguzki Urteaga, Xabier Itçaina et Jean-Daniel Chaussier. Toute mon amitié à Katixa Dolhare, qu’elle reçoive mes remerciements pour sa traduction.
Enfin, je tiens à remercier mes grands-parents, Robert Pierre et Gaxuxa Hiraboure, pour m’avoir de fait rappelé qu’un « terrain » ethnologique n’est pas nécessairement qu’un objet d’étude ; l’anthropologue étant tout aussi à apte à témoigner du proche que du lointain.