412 Zenbakia 2007-10-19 / 2007-10-26
Les caractéristiques de l’évolution de la revendication institutionnelle départementaliste en Pays basque nord entre 1999 (Appel des Cent) et 2002 (année de naissance de la “plate-forme” Batera) ont été symptomatiques de l’impasse sémantique dans laquelle les mouvements basques dans leur ensemble -à savoir le mouvement culturel basque, les associations départementalistes et les milieux abertzale1- sont pour partie enfermés et ont tant de mal à sortir: celle de raisonner en fonction du caractère soit national soit régional de la culture basque2. En effet, raisonner sur l’un ou l’autre de ces registres revient systématiquement à prendre le risque de désolidariser une partie du mouvement départementaliste l’une de l’autre, et à réinscrire, in fine, la culture basque dans son statut minoritaire.
Lorsque les départementalistes adoptent un discours «régionaliste», ils légitiment indirectement le statut pensé régional et, au final, secondaire -pour ne pas dire accessoire- de la culture basque; de même, lorsque les milieux abertzale tendent à penser la culture basque comme une culture nécessairement nationale, ils prennent le risque de perdre le soutien de militants basquisants mais non nécessairement abertzale, et adhérent en quelque sorte à la légitimité politique de la structure État-nation, dont ils ont au préalable dénoncé les limites démocratiques.
Mais la distinction «national/régional» est le produit de la construction de l’État-nation en général, et de l’État-nation français en particulier dans la mesure où l’organisation administrative de ce dernier est traditionnellement très centraliste.
Or, le fait que la culture basque, et en particulier la langue basque, soit aujourd’hui toujours vivante (malgré sa non-officialisation et les menaces constantes qui pèsent sur sa survie) est en partie lié à ce que les Basques -en tant qu’individus porteurs de culture basque- ont su, selon les époques, faire partiellement abstraction de la condition dans laquelle l’Histoire les avaient destinés à évoluer, à savoir celle de minorité interne à deux États transfrontaliers.
Aussi, aujourd’hui, la question est de savoir quelles postures les militants pour la survie et le développement de la culture basque doivent adopter pour rendre intelligible et attractif leurs propos. Peuvent-ils se limiter à formuler des discours à tendances idéologiques régionales et/ou nationales? Ces discours ne sont-ils pas en eux-mêmes structurellement limités dans la mesure où ils constituent originellement, mis face à face, la totalité de la grille de lecture du monde dont les effets marginalisent -au sens de minorisent- aujourd’hui le monde basque.
Ainsi, contester un état des choses ne signifie pas nécessairement parvenir à s’en extraire. Néanmoins, ces dernières années tendent à illustrer le fait que commence à naître au sein des milieux basquisants en Iparralde -essentiellement abertzale- une vision plus pragmatique qui, dans les faits, parvient à déboucher sur des comportements moins dépendants des référents régional et national.
À ce stade, il est légitime de s’interroger sur le rôle qu’ont pu avoir les travaux issus du projet de territoire «Pays Basque». En effet, il semble que la prospective «Pays Basque 2010» soit parvenue -peut-être involontairement- à démocratiser au sein de la population le discours basquisant consensuel, à savoir le discours départementaliste3.
Néanmoins, malgré cette légère évolution, il est à noter la permanence d’un élément central qui conditionne l’ensemble des modes de traitement de la question basque, qu’ils soient national, régional, nationaliste ou régionaliste: l’idée de singularité basque.
Apparaît alors une question essentielle: d’où l’idée de singularité basque tire t-elle sa permanence? Comment expliquer la prédominance de cette représentation? Comment expliquer qu’elle ne soit pas remise en cause -ou, en tout cas, qu’il soit difficile de le faire- alors même qu’elle peut être considérée comme le socle idéologique à partir duquel la culture basque est marginalisée.
En effet, faire de la singularité basque un état allant de soi -autrement dit, un particularisme- revient à considérer la condition basque comme particulière au sein d’un ensemble homogène légitime.
Or la confusion entre l’idée de particularité et celle de basquité représente l’argument central justifiant la non-institutionnalisation de la langue et de la culture basque. En effet, le discours classique des opposants à l’institutionnalisation, qui fait de la singularité son postulat de départ, n’a de pertinence que dans la mesure où cette idée existe, même si ce n’est que sous la forme du mythe, et où cette confusion première est largement partagée et répandue au sein de la population.
En cela, l’idée de singularité basque sert bien plus les opposants à l’entrée de la culture basque dans la sphère du public que les militants qui oeuvrent pour sa reconnaissance. Elle constitue en effet davantage un instrument au service du maintien de la culture basque dans la marginalité, qu’un instrument au service de son épanouissement.
Paradoxalement, la référence au singulier, généralement perçue comme un argument basquisant, est en fait intrinsèquement au service du maintien du statu quo institutionnel et culturel en Pays basque nord. Cette idée est par ailleurs davantage le produit historique des effets induits par la construction académique de l’État-nation que le résultat d’une perception traditionnelle de la culture locale. Ainsi, il apparaît que la croyance en l’état de singularité produit deux effets contradictoires et concurrents: elle est en partie à l’origine du sentiment d’appartenance basque comme elle est partiellement à la source de son rejet.
Seul un mouvement de déconstruction de cette idée pourra être à même de participer à la reconnaissance d’une culture basque s’extrayant de son statut minoritaire et, du même coup, de son état de minorisée.
Dans ce contexte, il semble que le travail des mouvements (AEK, EK4) et des manifestations (Herri Urrats, la fête des ikastola, et Korrika, la course en faveur de la réappropriation de l’euskara) favorables à l’officialisation de la langue basque soient le plus à même de faire sens dans l’entreprise parallèle de démythification de l’idée de basquité et de réhabilitation de la culture basque.
Effectivement, la référence à la langue permet de s’extraire, en tout cas partiellement, des visions régionale et nationale du fait basque. Celle-ci permet à la fois de réunir et de dépasser ces deux perceptions. Au-delà, la référence à l’euskara permet de se détacher du mythe de la singularité basque sans renier l’ancestralité -au sens de la permanence historique- de la culture basque; elle permet le respect de la fidélité symbolique au passé, sentiment très présent en Pays basque, comme elle permet le passage du passé à la modernité du référent euskalduna5, en tant que valeur d’autoréférence centrale de la société basque.
Il reste qu’aujourd’hui, associé à la non-institutionnalisation du Pays basque nord et à la perte constante de l’usage social de la langue basque, le mythe de la singularité basque contribue à la permanence d’une lecture du monde social basque sous l’angle de l’a-temporalité.
Dans ce contexte, les mouvements pour la reconnaissance du fait basque participent à une tentative interne de contestation des effets néfastes du statut régional du monde basque et militent pour le désenclavement de la culture basque de l’imaginaire constituant le mythe de la singularité basque. Aussi, ils ne participent pas du phénomène d’ethnicisation de la société. Ils sont en revanche pour partie prisonniers des représentations communes auxquelles renvoient systématiquement le monde basque, représentations nées de l’opposition «national/régional». Ainsi, la survie -et le développement- de ce qui est considéré comme relevant de la culture basque sont dépendants de la pérennité ou non de l’opposition «national/régional». 1 Le terme abertzale signifie en langue basque «patriote». Il sert à la désignation et à l’auto-désignation des mouvements nationalistes basques. 2 J’entends par l’expression culture basque l’ensemble des traits et phénomènes considérés par les acteurs comme relevant de l’appartenance au monde basque en tant qu’espace de représentations au sein duquel il est fait référence à ce qui est pensé et/ou perçu comme étant basque. 3 En juillet 1992, Christian Sapède, sous-préfet en poste à Bayonne lance, en Pays basque nord, une démarche intitulée «Pays Basque 2010». Il invite les élus politiques, les représentants des milieux de l’enseignement, de la culture, du secteur économique et social, ainsi que les différents services publics, à entreprendre une réflexion participative sur l’avenir du territoire du Pays Basque français à l’horizon 2010. Une vaste entreprise de prospective territoriale et de sollicitation de la société civile est alors lancée pendant laquelle des élus, des représentants de l’administration publique et du monde socioprofessionnel doivent, en s’appuyant sur le travail d’un bureau d’étude parisien (le GERPA, Groupe d’Étude Ressources Prospectives Aménagement), établir des scénarios de développement. L’invitation est accompagnée d’un document intitulé «Pays Basque 2010 : une charte pour mettre l’anticipation au service de l’action», rédigé par le bureau prospectiviste parisien, qui expose les objectifs et la démarche du séminaire d’ouverture. 4 AEK (Alfabetatze Euskalduntze Koordinakundea) est une fédération des associations d’enseignement du basque aux adultes. EK, Euskal Konfederazioa, ½uvre pour la reconnaissance de la langue basque. 5 Le terme euskalduna renvoie à la fois aux conditions de Basque et de bascophone. Les deux notions se trouvant ainsi confondues.