383 Zenbakia 2007-02-23 / 2007-03-02
La revendication d’un Département Pays Basque pose la question de la reconnaissance institutionnelle de la langue et de la culture basque en Pays basque nord. Cette revendication bute sur un certain nombre de phénomènes contextuels et strictement politiciens. Mais au-delà, que justifie la non-institutionnalisation de l’euskara en Iparralde? Nous proposons d’analyser cette absence d’aboutissement à partir du socle idéologique central sous l’angle duquel le monde basque a longtemps été lu: celui du mystère, de la singularité, et de l’a-temporalité.
À partir de la Révolution française, la construction de l’État-nation annonce le développement en Pays basque nord de la relation conflictuelle entre le pôle dit national et le pôle dit régional. Les oppositions entre langue nationale et langue régionale, entre culture nationale et culture régionale, et entre espace public et espace privé prennent forme. Parallèlement, le sujet Pays basque est l’objet d’une ethnologisation qui consacre la notion d’ethnie basque. L’héritage historiographique portant sur le Pays basque en est largement empreint. Il y a, en effet, un lien étroit entre cet héritage historiographique et l’un des référents sur lesquels s’appuient les représentations actuelles de la basquité, la croyance en l’existence de l’ethnie basque. Cet héritage -littéraire et scientifique- conditionne à la fois les représentations que les Basques d’aujourd’hui ont d’eux-mêmes, ainsi que les représentations dont ils sont l’objet. Effectivement, l’ensemble de ce corpus tend indirectement à confirmer l’idée d’historicité immémoriale ou d’a-historicité des Basques, et contribue à perpétuer le sentiment d’immuabilité de la chose basque. Mapa de las nuevas circunscripciones electorales establecidas en Iparralde desde 1988.
Au-delà du fait que ces travaux aient été utilisés dans l’entreprise de définition de la basquité, ils encombrent aujourd’hui largement les aspirations des différentes tendances basquisantes : la revendication d’un Département Pays Basque —comme toute autre revendication institutionnelle basque— est pour le moins embarrassée par cette représentation de la basquité, dominée par un imaginaire implicite assimilant identité basque et représentations essentialistes de la culture. En effet, les associations anti-départementaliste —l’association Citoyens en Adour-Pyrénées Vivre-Ensemble et le Cercle Lissagaray— instrumentalisent indirectement ce leg littéraire et scientifique dans le but de discréditer toute évolution institutionnelle qui prendrait en compte l’histoire et le présent local.
Apparaît alors le paradigme auquel doit faire face le monde basque actuel - paradigme dont le milieu du militantisme basque doit particulièrement tenir compte. En effet, le monde basque contemporain se réfère à différents niveaux de représentation de lui-même. Il jongle entre les deux pôles de références dont il a hérité de l’Histoire. In fine, il alterne entre une représentation largement issue de la signification de l’autonyme euskalduna - en tant que valeur sociale traditionnelle privilégiant la prééminence de l’idée d’appartenance au groupe par la langue -, et d’autres formes de représentations de l’identité issues de l’histoire de la construction de l’État-nation français, des premiers écrits nationalistes basques de la fin du XIXe siècle, et de la nature des discours scientifiques - encore largement diffusés et vulgarisés par les médias - qui contribuent à véhiculer et à entretenir l’imaginaire d’ancestralité et de pureté de la chose basque.
Le fait que la littérature n’ait longtemps su décrire ou penser le sujet Pays basque que sur le ton du mystérieux, qu’en rapport à des références explicatives essentialistes apparaît comme étant à l’origine de la permanence d’une représentation substantialiste de ce qui est considéré comme relevant de l’identité basque.
Cette représentation globale du monde basque prend toute son importance si l’on souhaite se demander dans quelle mesure les représentations actuelles de l’identité basque - et en cela leur histoire - conditionnent (ou non) aujourd’hui la nature des discours politiques favorables ou opposés à l’institutionnalisation du Pays basque de France. En effet, n’est-il pas légitime de voir un lien de cause à effet entre cet héritage historiographique et le statut politique actuel de la chose basque en Iparralde?
La continuité des discours -particulièrement du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui- dans l’approche descriptive du Pays basque ne participe t-elle pas de la fabrication du particulier, avant celle du particularisme, de l’étrange avant celle du minoritaire, puis de l’a-temporel avant celle de l’ethnique. Ce statut de la chose basque apparaît comme le résultat des effets d’une représentation nationale issue de la constitution d’un académisme scientifique justifiant une hiérarchisation des cultures. En effet, la construction de la singularité basque, avant qu’elle ne débouche, en terme contemporain, sur la dénonciation de l’ethnie basque, a pour point de départ le lien historique entre la notion d’identité et le développement des sciences (particulièrement l’anthropologie, l’histoire et la biologie), dans un contexte de croyance en une corrélation Culture-Race, pensée comme allant de soi. Zona montañosa de Baigorry. Foto: Mariano Estornés Lasa
Dans le contexte des débats quant à la pertinence ou non de l’institutionnalisation du Pays basque nord, il apparaît que, politiquement, cette représentation, issue de l’histoire du savoir académique national, conditionne largement la formulation des discours politiques contemporains et profite davantage à l’opposition au projet départementaliste -en tant qu’instrument de domination- qu’aux militants de l’entrée en politique de la culture basque - en tant qu’instrument de justification.
En effet, les discours opposés à l’entrée en politique de la culture et de la langue basque s’appuient tout autant sur la dénonciation que sur la croyance en l’existence de l’ethnie basque. Ces discours ont pour cadre la représentation nationale commune de la sphère du politique qui distingue les cultures et/ou sociétés à progrès et les cultures et/ou sociétés pensées comme naturellement incompatibles avec toute culture politique, et qui conditionne alors les diverses représentations de ce qui apparaît comme relevant de la culture basque, dite régionale ou locale.
Cette distinction est liée à la construction de l’identité nationale ayant historiquement induit une tension entre un pôle de l’homogénéité et un pôle de l’hétérogénéité. Le premier établissant un lien entre le national, le cohérent et la modernité. Et le second affirmant une correspondance entre régions, traditions et origines. La rhétorique anti-départementaliste -qui s’appuie sur une représentation passéiste de la culture basque- apparaît alors comme fidèle à la typologie scientifique, d’origine évolutionniste et fonctionnaliste, opposant sociétés sans État et sociétés étatiques.
Mais la distinction sociétés historiques/sociétés sans histoire -ainsi que l’instrumentalisation idéologique de ses déclinaisons sociétés sans État/ sociétés à État, sociétés à écriture/sociétés sans écriture- n’a de sens qu’en tenant compte du cadre historique et idéologique particulier à partir duquel elle s’opère, à savoir la description du fait basque sur le mode de sa supposée a-historicité.
Ainsi, l’opposition au projet départementaliste dont le discours est issu de l’histoire idéologique de la formation de l’État français et de son académisme, notamment scientifique, s’appuie sur une pensée hiérarchisante qui fait des cultures autochtones —dites régionales— des cultures dont les caractéristiques sont nécessairement pré-modernes et en cela a-politiques. Ainsi, l’idéologie anti-départementaliste se réclamant des idéaux des Lumières est fondée sur une représentation essentialiste du fait basque. Elle développe une vision stéréotypée de ce qu’est ou doit être une culture dite régionale, ceci à partir de la fidélité à la formulation idéologique d’une norme étatique: le centralisme d’État et sa variante française passée et actuelle, le jacobinisme.
L’effet central de cette idéologie est que s’instaure une hiérarchisation des cultures. Deux catégories apparaissent alors. La catégorie culture française est perçue comme un cadre au sein duquel une culture politique démocratique est apte à se développer. La culture française -par le statut historique de sa langue- est considérée comme à vocation universelle. Le fait qu’une culture démocratique soit née dans le cadre de la culture française rend cette dernière, dans un contexte de forte croyance en la race - ou autrement dit, en référence au présupposé mythique d’une équivalence inconditionnelle entre traits de «nature» et faits de culture - apte au «métissage». La catégorie culture basque est perçue -dans le cas où l’on admet qu’elle soit une culture, ce qui n’est pas toujours de l’avis des opposants à la départementalisation- comme intrinsèquement non-apte à s’inscrire dans un cadre politique. Le fait qu’elle soit pensée comme nécessairement régionale, bio-raciale, pré-moderne et a-temporelle suggère l’idée selon laquelle elle est une culture locale entière et finie non sujette à quelconque évolution, et en cela non-apte au «métissage».
Ainsi, la distinction entre culture légitime publique (la culture française) et culture a-légale privée (la culture basque) idéologiquement perçue comme destinée par nature à le rester, est la condition nécessaire à la formation d’un discours anti-départementaliste se réclamant de la «défense de la République». Barrio de Urdazuri de Saint-Jean-de-Luz.
Foto: Ainhoa Arozamena Ayala, 2003
Dans le cadre de cette distinction idéologique, l’opposition à toute revendication institutionnelle du Pays basque nord fait de la question identitaire son terrain rhétorique privilégié avec l’idée, toujours sous jacente, de l’existence d’un communautarisme, dans le sens péjoratif du terme, voire d’un racisme basque. Mais la construction de l’idée de race basque -et de son usage métaphorique actuel par l’intermédiaire de la notion d’ethnie basque- ne peut s’analyser indépendamment de l’historiographie et de l’anthropologie du XIXe siècle. Cette idée de race ou d’ethnie basque constitue aujourd’hui le socle théorique à partir duquel la distinction entre «sociétés sans État» (le cas basque) et «sociétés à État» (la République française) - et celle synonyme de «sociétés sans histoire» et de «sociétés à histoire» - prend forme. Dans un second temps, cette distinction est appliquée au concept de culture et débouche sur la mise en forme d’un discours ayant pour postulat de départ la nature essentialiste de ce qui relève de la culture basque. C’est cette croyance en la nature essentialiste de la chose basque qui permet la construction du discours ayant pour but de montrer le caractère non opérationnel de la volonté d’institutionnalisation du Pays basque nord. Cette croyance a en effet une force de persuasion très étendue dans la mesure où elle a avant tout statut de mythe et est, en cela, potentiellement transversale aux discours et convictions politiques. Qu’ils y adhèrent ou non, les acteurs doivent en tenir compte. Les discours à partir desquels les opposants à la départementalisation du Pays basque et les militants de la langue basque formulent leur opposition et leur adhésion à l’entrée de la langue et de la culture basque dans le domaine public, sont donc à analyser dans le cadre des effets de la distinction historique entre culture nationale et culture régionale issue de la construction de l’État-nation français, et à mettre en lien avec les conséquences de l’ethnologisation de la chose basque. Ainsi, les mouvements basques qu’ils soient abertzale ou strictement départementalistes et, au-delà, le monde basque en général, subissent plus qu’ils ne revendiquent le mythe de la communauté d’origine et ses dérivés tels que la race ou l’ethnie. Le mouvement abertzale -tout comme l’ensemble des autres tendances politiques représentées en Pays basque nord- n’est pas uni derrière une seule et même représentation de l’identité basque mais il est la seule force politique au sein de laquelle une tendance à défendre et à développer une conception dynamique de l’identité basque existe dans la mesure où son discours revendique un lien potentiel entre sphère du public et culture basque. Il tente ainsi de tempérer les visions essentialistes de la basquité issues de l’ethnologisation de la chose basque dans le cadre de la naissance de l’État en tant que structure politique génératrice et institutrice de représentations. En Pays basque nord, il propose un compromis : celui d’inscrire la culture basque dans la sphère du public, dans l’espace du « pour tous », tout en ne reniant pas les représentations régionales actuelles dominantes de la culture basque - qui relèvent de l’affect - issues du mythe de la singularité basque et considérant comme implicite le lien entre identité basque et conditions identitaires héritées.