338 Zenbakia 2006-03-10 / 2006-03-17
1620, date funeste pour le Royaume de Navarre, début d’un long déclin pour les institutions navarraises, pour les fors, pour la langue basque ; début d’un long processus d’intégration socio-politique de la Basse-Navarre au sein de la monarchie française. L’Edit d’Union d’octobre 1620 marque en effet la fin officielle de l’aventure navarraise, de l’indépendance de cette terre bas-navarraise, ancienne « Tierra de Ultrapuertos », héritière du Royaume de Pampelune, érigée au XVIe siècle, en Royaume de Navarre. Désormais, la Basse-Navarre, qui partage bon an mal an ses institutions avec le Béarn voisin, au sein du Parlement de Navarre à Pau, est une province française. Originalité cependant de cette intégration: le royaume conserve ses fors, son droit public et privé, et surtout son régime fiscal (exemption de gabelle, vote de la contribution fiscale versée au roi à titre de donation librement consentie, comme dans tous les pays dits d’Etat, c’est-à-dire les provinces rattachées assez tardivement au domaine royal français). L’ancien droit français, droit d’Ancien Régime, serait-il un droit protecteur des particularismes locaux, balayés par la Révolution et la République centralisatrice? Parlement de Navarre à Pau.
Certains auteurs se plaisent à le dire, mais en réalité il en va tout autrement. Les monarques français n’ont eu de cesse d’étendre leur autorité aux nouvelles provinces annexées au royaume de France, suivant en cela la théorie absolutiste élaborée par les légistes royaux, de Jean Bodin à Bossuet. Et malgré les promesses quasi-constitutionnelles de maintien des privilèges dans ces pays d’Etats, la monarchie française s’est trouvée très vite confrontée à certaines réalités politiques, économiques, financières, fiscales et stratégiques, qu’elle ne pouvait éluder: le financement des guerres de Louis XIV était à ce prix. Sur ordre du contrôleur général des finances Colbert, les divers intendants (de Pellot à de Bois Baillet) vont s’attaquer aux salines des royaumes pyrénéens, en commençant par la fontaine d’eau salée de Salies-de-Béarn. Tout est prétexte pour en usurper la propriété, bien commun des habitants: l’assistance que les villageois auraient prêtée à Audijos lors de la révolte antifiscale de Guyenne en 1664, la question religieuse, la raison d’Etat … Pourtant, l’objectif est clair: imposer l’autorité royale, financière et domaniale dans cette province. Finalement, en cette période troublée des années 1664-1675, un arrêt du Conseil d’Etat est rendu, réunissant la saline de Salies au domaine royal et créant un bureau de sel. La communauté des parts-prenants, représentée par le syndic des Etats de Béarn, se pourvoit devant le Roi, passant outre l’autorité de l’intendant ; elle présente à l’appui de ses prétentions des titres ainsi qu’une possession immémoriale et paisible, que l’Etat ne peut combattre: Salies sort victorieuse de ce combat fiscal. Les fors béarnais sont saufs.
Les années passent et l’intendant Nicolas de Bois Baillet, qui n’a pas oublié cette défaite, tourne les yeux vers la Basse-Navarre. Sur son avis, un arrêt en Conseil d’Etat est pris le 28 septembre 1683: la saline d’Ugarre (quartier d’Aincille, près de Saint-Jean-Pied-de-Port), propriété des chefs de maison (etxeko-jaunak) d’Aincille, est désormais réunie au domaine royal ; défense est faite en outre aux habitants de Basse-Navarre de se servir et de transporter du sel d’Espagne sous peine d’amende, confiscation et coups de fouet. De fait, un monopole royal sur le sel est créé en Basse-Navarre, pourtant zone franche. La réaction est immédiate: l’union sacrée est faite autour des portionnistes, copropriétaires de la saline, dépouillés de leurs droits. Les Etats de Navarre s’opposent alors d’une seule voix à cette usurpation, malgré les entreprises des Intendants de Béarn et de Navarre (I) et décident de s’engager dans un procès devant le Conseil d’Etat contre l’administration des fermes générales (II). I) La mobilisation des Etats de Navarre (1684-1685)
Conformément à l’article 8 de la Rubrique 7 (Des avocats, des procureurs et des syndics) des Fors de Navarre, en vertu duquel le syndic des Etats, gardien des lois, peut être saisi en cas d’atteintes aux libertés, fors et coutumes du royaume, les portionnistes vont demander le soutien des Etats. Saint-Palais.
Lors de la réunion des Etats à Saint-Palais, en l’église Saint-Paul, le 30 octobre 1684, les Trois Ordres vont à l’unanimité recevoir la plainte des habitants d’Aincille. Une fois n’est pas coutume et contrairement aux désaccords qui souvent les opposent, tous ont compris le danger que représentait une telle intrusion du pouvoir royal. On charge alors le syndic de rédiger des mémoires à remettre au Sieur Morel, avocat et homme d’affaires des Etats, pour empêcher toute exécution de l’arrêt du 28 septembre 1683. Mais la bataille judiciaire qui s’annonce promet d’être rude, car les fermiers des domaines du roi se voient soutenus dans leur entreprise par l’adversaire naturel des Etats: l’intendant de Béarn et de Navarre, un adversaire de taille. Que ce soit Nicolas-Joseph Foucault, le tenace successeur de Bois Baillet ou ensuite Jean-Baptiste Desmarets de Vaubourg, l’intendant n’aura de cesse de multiplier les ordonnances contre la saline d’Ugarre (A), contre lesquelles les Etats auront à lutter (B). A) Les diverses ordonnances de l’Intendant de Béarn et de Navarre
Officier royal zélé, prompt à servir au mieux les intérêts de son roi, Foucault va soutenir les fermiers des domaines royaux. Pour ce faire, il promulgue ordonnance sur ordonnance. En se conformant à l’arrêt du 28 septembre 1683 qui attribue la jouissance du puits d’Ugarre au fermier Bourgeois, il ordonne la rédaction d’un procès-verbal de l’état du puits, il impose aux jurats de Saint-Jean-Pied-de-Port, d’Aincille, de Saint-Michel et de Saint-Jean-le-Vieux, de fournir des ouvriers pour le travail du sel et menace ceux qui empêcheraient les ouvriers de travailler de poursuites judiciaires. Enfin, il met la dernière pierre à la création du monopole royal sur le sel en Basse-Navarre: un bureau et grenier à sel sont créés à Saint-Jean-Pied-de-Port, confiés au commis ambulant de Basse-Navarre, Claude Charron et la vente du sel d’Espagne est dès lors interdite, coupant de la sorte les liens économiques naturels et historiques entre la Basse et la Haute-Navarre.
Quelques jours plus tard, le lundi 28 mai 1685, lors du marché de Saint-Jean-le-Vieux, la spoliation est officiellement annoncée par Bernard de Harriette devant son château, lieu de réunion des représentants du Pays de Cize. Ce même jour, un convoi de mulets chargés de sel, venu d’Espagne est arrêté au bourg par les agents des fermes. Provocation s’il en est, il n’en faut pas plus pour exciter la colère de la foule. Comme souvent au Pays Basque, les femmes déclenchent alors une émeute, prenant pour cible Charron, qui se réfugie dans la maison Etcheverria, et Bernard de Harriette, qui est roué de coups. Deux émeutiers, plus virulents, s’illustrent: ils sont tous deux cordonniers, l’un est de Lecumberry, l’autre, Joannes de Récaldea, surnommé Simon, beaucoup plus enragé, est d’Ahaxe. Secondé par le soldat Lafleur, Simon, armé d’un poignard, poursuit les employés de la gabelle. L’émeute, qui reprend le lundi suivant 4 juin, est violente, certes, mais sans mort d’homme. Pourtant, la répression de l’intendant Foucault est rapide et violente. Passant outre la compétence du Parlement de Navarre (qui d’ordinaire accepte mal cette concurrence juridictionnelle), il décide de juger lui-même les mutins « pour l’exemple », en vertu de la « délégation spéciale du Roi, comme agent de sa Justice retenue ».
Le 18 juin 1685, Foucault vient siéger à Saint-Jean-Pied-de-Port, entouré de gradués. Le cordonnier Simon est jugé le plus coupable par le commissaire Bordenave, il est condamné à mort. Parmi les fauteurs du désordre, deux sont donc pendus sur le lieu même de la sédition à la croisée des chemins de Lecumberry à Larceveau, deux autres condamnés aux galères et cinq autres emprisonnés. Saint-Jean-Pied-de-Port.
Satisfait, Foucault déclare au contrôleur général des finances en juin 1685: « Cet exemple a entièrement rendu la tranquillité du pays et (...) le roi peut être assuré que l’ordre et la paix régneront dans ces montagnes comme dans les autres provinces (...) ». Il n’oubliera pas par la suite de relater cet événement dans ses Mémoires.
Foucault a toutes les raisons du monde d’être satisfait: sa politique est soutenue à la fois par le nouveau premier président du parlement de Navarre, le Sieur d’Alons, et par l’intendant de Vaubourg, son successeur, lesquels rendent respectivement le 18 septembre et le 22 novembre, une ordonnance confirmant l’obligation faite aux habitants de Basse-Navarre de prendre leur sel au bureau de Saint-Jean-Pied-de-Port. B) Les diverses démarches des Etats
Les Etats, face à l’urgence de la situation, vont mobiliser les différents acteurs institutionnels et personnalités navarrais. Dès le 30 mai, soit deux jours après le début des émeutes, ils se réunissent en junte générale extraordinaire à Irissarry. On délibère à propos des deux arrêts obtenus par les fermiers généraux, qui les autorisent à interdire le transport du sel d’Espagne, mais aussi à exiger de la communauté d’Aincille la rédaction d’un livre-terrier. Ce deuxième arrêt est particulièrement odieux aux yeux de tous: jamais aucun hommage n’a été rendu à quelque titre que ce soit à Aincille, ni même dans le reste du pays, à l’exclusion de quelques enclaves de nature féodale (baronnie d’Ahaxe, entre autres). Terre de franc-alleu, la Basse-Navarre, héritière en cela de l’ancien royaume de Pampelune, organise la liberté politico-juridique de ses habitants, conformément à la vieille théorie de la noblesse universelle. Les Etats décident alors d’envoyer l’alcalde du pays de Cize, le Vicomte de Saint-Martin, auprès de l’intendant pour négocier la suspension de l’exécution des deux arrêts et de députer le Syndic pour obtenir conseil et soutien de d’Alons, premier président du parlement.
Le jour même du jugement des émeutiers par Foucault, le 18 juin 1685, sur convocation du Châtelain de Saint-Jean-Pied-de-Port, les Etats se réunissent à nouveau pour faire le compte-rendu des diverses démarches précédemment entreprises. L’intendant n’a laissé aucun espoir à Saint-Martin: il a déclaré ne rien pouvoir contre les arrêts rendus au bénéfice de la Ferme générale. D’Alons, lui, est plus prolixe: il conseille les Etats de se pourvoir en opposition au Conseil, d’y envoyer le syndic, de requérir le soutien du gouverneur de la province, le Duc de Gramont pour intercéder auprès de Louis XIV et enfin d’agir de concert avec le Sieur Morel, pour préparer concrètement le procès. Suivant les bons conseils du premier président du parlement, les Etats décident finalement d’agir en justice. Saint-Jean-Pied-de-Port.
Par ailleurs, dans le cadre du procès des émeutiers, les Etats députent auprès de l’intendant, des représentants des Trois Ordres pour marquer leur opposition aux débordements qui ont eu lieu au marché de St-Jean-le-Vieux, ce afin d’éviter toute répercussion politique sur le fonctionnement des Etats et des institutions bas-navarraises. Cette émeute donnerait en effet l’occasion et le prétexte suffisant au représentant du Roi pour empiéter de façon légitime sur le pouvoir provincial. Les Etats se prémunissent ainsi contre les excès de l’intendant, ils ne sont pas solidaires de l’émotion populaire, mais ils ne transigent pas pour autant. « Ayant considéré l’importance de ces affaires et les conséquences quy en peuvent naistre », les Etats prennent fait et cause pour la communauté d’Aincille et décident d’engager un procès contre la Ferme générale des domaines royaux. II) Le procès contre la Ferme générale des domaines royaux
Contrairement au conseil du président d’Alons et à la coutume, les Etats ne vont pas députer le syndic à la Cour. Ils vont lui préférer le Vicomte de Belsunce, attendu la « notoriété de son mérite ». Mais cette désignation a fait l’objet de vifs débats entre les Trois Ordres: le syndic, Sieur de Zaro, champion du Clergé et de la Noblesse, dut céder la place au Sieur de Belsunce, choisi par le Tiers Etat, seul maître des députations, car le seul corps à payer frais de fonctionnement et contributions.
Alors que Belsunce est député à Paris pour faire juger le procès et représenter les intérêts de la communauté d’Aincille, les Etats se mobilisent, par l’intermédiaire du syndic de Zaro, pour rassembler preuves et arguments juridiques, et continuer de recueillir le soutien d’institutions et de personnalités susceptibles de les aider à plaider leur cause devant la Cour (A). Ayant obtenu gain de cause, ils devront s’employer à faire exécuter la décision judiciaire rendue et régler définitivement le litige (B). Les Etats et le jugement de la cause
Ainsi, le 26 novembre 1685, les Etats réunis en junte générale décident le syndic à Pampelune consulter les Cortes et les archives de la Chambre des Comptes de l’ancien Royaume de Navarre, pour vérifier le statut de franc-alleu dont a toujours bénéficié la Basse-Navarre. A son retour, il devra partir à Pau, avec le Vicomte de Saint-Martin et l’évêque de Lescar qui a offert son soutien aux Etats, pour tenter une dernière négociation avec le Fermier général, le Sieur Chopin. Et enfin, parce que déjà la saison de saler les jambons (« les pourceaux ») presse, le syndic devra se rendre le jeudi 3 décembre suivant auprès de l’intendant: à défaut du sel d’Aincille, les Etats lui demandent instamment l’autorisation pour les habitants de la Basse-Navarre de se servir librement du gros sel non taxé de Bayonne, Roquefort ou Salies-de-Béarn.
Basse-Navarre. Lors de cette junte, les Etats développent en outre l’argumentation juridique qui vient au soutien de leurs prétentions. On retrouve ici tous les ingrédients de la « querelle du franc-alleu » qui a pu opposer au début du XVIIe siècle les Etats de Languedoc à l’administration fiscale française: la tentative par le roi de s’emparer d’un bien commun en vertu de sa directe universelle, à laquelle les Etats opposent leur franc-alleu, c’est-à-dire leur franchise féodale et fiscale. D’après les jurisconsultes navarrais, la Basse-Navarre, comme la Navarre avant elle, aurait bénéficié elle-aussi de ce privilège depuis les temps mythiques de l’établissement de la monarchie: les habitants auraient choisi parmi eux un roi pour lutter contre les Maures, en échange de quoi ce dernier leur aurait accordé la pleine et libre propriété de tous leurs biens, propres ou communs, de toutes leurs terres, vaines et vagues, bois et forêts, rivières et sources d’eau. Loi fondamentale du Royaume, la protection et le respect du franc-alleu de ses habitants, ce « pacte originel », a échu fort logiquement au Roi de France lors de l’Edit d’Union. A l’appui de ces deux théories (théorie du franc-alleu de nature et d’origine et théorie pactiste), les Etats portent le coup de grâce aux ambitions royales: la prescription acquisitive dont auraient bénéficié les portionnistes. Les habitants d’Aincille jouiraient en effet de la propriété et possession de ce puits d’eau salée depuis plus de deux siècles. Or, d’après l’article premier, rubrique 15 (Des domaines, possessions et prescriptions) des fors, la possession immémoriale et pacifique sert de titre valable et légitime, même contre le roi sur les biens et droits de son domaine. Le Roi doit donc abandonner ses prétentions et reconnaître aux particuliers du pays la propriété, possession et jouissance de la saline d’Ugarre, conformément à un arrêt déjà rendu en la matière par le Conseil d’Etat le 22 mai 1672.
La procédure devant le Conseil d’Etat à Paris suit son cours, au fil des requêtes, significations de requêtes et échanges de production de pièces probantes. Mais, conformément à la tradition judiciaire française de l’époque, les retards ne manquent pas: au total, la Cour mettra près de 27 mois pour juger un procès déjà instruit. Le Vicomte de Belsunce, député à Paris pour faire poursuivre le jugement du procès, évoque à ce sujet: les longueurs des Etats à lui envoyer les pièces nécessaires pour établir les droits de la communauté, les difficultés naturelles que présente ce genre d’affaires, les empêchements survenus au rapporteur (maladie et décès de sa mère, puis de sa femme et enfin nomination par le Roi à la tête de l’intendance de Normandie, en plein procès), nomination par le contrôleur général des finances d’un nouveau rapporteur, rétention du procès par le contrôleur général lui-même pour en faire le rapport au roi.
Finalement, un arrêt est rendu au Conseil d’Etat en présence du Roi, le 15 juillet 1687: il reçoit le syndic des Etats de Navarre opposant à l’exécution de l’arrêt du 28 septembre 1683 rendu alors en faveur de la ferme générale, maintient les portionnistes dans la propriété, possession et jouissance de la saline d’Ugarre et enfin fait défense à quiconque de venir les en troubler. La victoire est totale, tant pour les copropriétaires du puits d’eau salée, que pour la Basse-Navarre toute entière: son franc-alleu est dès lors reconnue de façon tout à fait officielle par le Roi de France. Plus encore, il sera fait mention de cet arrêt quelques années plus tard, en préambule d’un édit royal du mois d’avril 1694 les droits de franc-fief et taxe pour la confirmation du franc-alleu, qui maintient et garde les habitants du royaume de Navarre dans la faculté de tenir en franc-alleu naturel et d’origine tous leurs biens nobles et roturiers, particuliers et communs, et en tous leurs autres droits, usages, privilèges, franchises et libertés, nonobstant l’édit du mois d’août 1692, concernant les francs-fiefs et francs-alleux. Les Etats et le règlement matériel de la cause
Après cet arrêt, sa signification aux parties et l’ordonnance de mise en exécution rendue par l’intendant, l’heure est aux comptes. Le fermier Claude Bourgeois doit payer aux Etats les coupes de bois et dégradations qu’il a entreprises dans la forêt communale pour cuire le sel, ainsi que la valeur des huit maisons d’ouvriers sises au quartier d’Ugarre qu’il a fait démolir. Mais surtout, il doit rendre aux portionnistes le sel façonné le temps de son indue possession, du 30 septembre 1683 au 15 juillet 1687. L’intendant Feydeau du Plessis prend le 31 mars 1688 une ordonnance imposant de mesurer le sel entreposé au grenier de Saint-Jean-Pied-de-Port, de le partager en parts viriles et de le rendre aux copropriétaires de la saline. On procède donc au mesurage du sel du 8 au 14 avril 1688, en présence du receveur du bureau de sel de Saint-Jean, du commis de la ferme (représentant Claude Bourgeois, absent), du secrétaire des Etats, Jean d’Etchegorry, et de quelques portionnistes. Chacune des 36 poêles qui servent à la cuisson du sel est rendue à son propriétaire, on entrepose le sel mesuré (environ 1110 conques, soit près de 31 tonnes) au site d’Ugarre, on barricade portes et fenêtres en attendant la reprise de l’exploitation par les particuliers et l’on remet les clés au Sieur d’Irumberry, chargé d’en assurer la garde. Saint-Jean-Pied-de-Port.
Reste à régler un problème délicat: le payement des frais occasionnés par le procès. Les Etats se sont en effet engagés à cette occasion à rembourser à l’agent Morel, outre les 300 livres qui lui sont annuellement versés, toutes ses dépenses extraordinaires liées au procès en question, contre présentation de mémoires justificatifs. Quant à la députation de Belsunce, la somme allouée par les Etats n’a pas suffi à couvrir l’ensemble des frais déboursés pour le règlement du procès et son séjour. Ce dernier a dû ainsi entamer ses finances personnelles, déjà déficitaires, et contracter à Paris un emprunt conséquent de 4338 livres. Et pour lui permettre d’éteindre sa propre dette, son épouse elle-même s’est endettée de 2000 livres auprès d’un marchand de Pau, M. Day, à qui elle a donné en gage un collier de perle. Au plus mal financièrement, alors que le procès est gagné et les portionnistes remis en possession de leur bien, il réclame aux Etats de Navarre, lettre de cachet royal à l’appui, le remboursement intégral de ses dépenses. Cette demande vient jeter le trouble parmi les Trois Ordres: si tous s’accordent à répercuter les frais sur la taille de Noël en attendant d’agir en remboursement contre les copropriétaires de la saline d’Ugarre, la question de la contribution de tous au payement vient briser la belle unité des Etats. Dans ce problème basco-basque, chacun reste campé sur ses positions: le Tiers Etat, sur qui repose généralement le payement des impôts et de la donation au roi, exige que le Clergé comme la Noblesse supportent le sixième des frais exposés lors du procès, car la cause de la saline était commune aux trois ordres. Ces deux ordres s’y refusent, arguant chacun de privilèges de classe: le Clergé ne possèderait aucun bien sujet à contribution et la Noblesse se retranche derrière les Edits du roi et un usage immémorial qui l’exemptent de toute charge pour ses biens nobles, étant entendu qu’elle contribue déjà avec le Tiers pour ses biens roturiers. Le différend n’étant pas réglé, les Etats agiront en remboursement contre les copropriétaires de la saline d’Ugarre. CONCLUSION
Comme souvent, dans les affaires de ce genre où est en cause la propriété de biens communs, les communautés rurales ne doivent leur salut qu’à la détermination des Etats provinciaux à s’opposer à l’administration parisienne. Finalement, peu importe les thèses et fondements juridiques en présence. Souvent montés de toute pièce pour l’occasion, ils ne servent qu’à soutenir des prétentions pragmatiques, concrètes, bien réelles, elles: pour la Ferme, rechercher de nouvelles ressources fiscales, imposer à une communauté une fiscalité féodale (droits de mutations, lods et ventes, droits de quint et de requint …) ou en cas de franc-alleu, une taxe de confirmation du franc-alleu ; et pour les Etats, éviter à cette même communauté d’avoir à payer de nouveaux impôts.
En l’occurrence, la victoire des portionnistes est le fruit du combat des Etats de Navarre, qui n’ont pas hésité à entamer leurs finances et à s’endetter pour défendre leur franc-alleu, la liberté de commerce du sel en Basse-Navarre et plus largement leurs fors. Face à l’énergie et l’opiniâtreté déployée par les Etats, face aux liens très forts qui unissent encore à cette époque la Basse et la Haute-Navarre, la royauté a plié: Louis XIV, qui est intervenu personnellement dans le règlement de ce conflit, a compris tout l’intérêt d’une politique de consensus avec les Navarrais. L’unification au royaume de France étant bien trop récente, le risque était grand pour lui de déclencher une « révolution », de perdre cette terre, de voir sa frontière sud déplacée en plaine et d’entrer en guerre ouverte avec l’Espagne, son ennemi du moment. Car dès 1670, nombreux sont les bas-navarrais qui émigrent pour s’installer à quelques kilomètres juste derrière la frontière, à Valcarlos ; à cette occasion, les Etats, tout en rappelant leur fidélité indéfectible au roi de France, ont pu évoquer, par des menaces à peine voilées, la « douceur » et la liberté forale dont jouissent les provinces basques sous domination espagnole, mais aussi les abus et humiliations commis par les agents et les soldats français en Garazi. Or, Saint-Jean-Pied-de-Port est une place forte stratégique ; derrière la ligne des crêtes des Pyrénées, frontière naturelle, elle garde l’entrée du Royaume de France. Louis XIV, révisant son ambition, enjoint donc ses fermiers à abandonner leurs prétentions sur cette terre. Somme toute, l’intégration socio-politique de la Basse-Navarre au sein de l’Etat français ne s’est pas réalisée de façon violente et impérieuse, successivement par l’Edit d’Union, les multiples ordonnances royales et réformes (Ordonnance des Eaux et Forêts en 1669, …) et finalement par la Révolution française en 1789, comme le soutient l’historiographie traditionnelle basque. S’il est vrai que l’histoire basque est émaillée de tentatives d’usurpations, d’entreprises, de violations des fors et d’immixtions par l’administration française dans la gestion du pouvoir provincial, elles ont toujours été combattues par les Etats de Navarre. Bien au contraire, ces « intrusions » du pouvoir central français en terre navarraise ont, semble-t-il, cristallisé le sentiment de « basquitude » de toute la société. La mobilisation des Trois Ordres des Etats de Navarre lors de l’affaire de la saline d’Ugarre en est bien l’illustration.