Quand on veut classifier votre musique, on pense aussitôt au groupe Errobi, parce qu’il a marqué l’histoire de la musique au Pays Basque, puis au temps du groupe Akelarre et enfin un temps plutôt personnel. Cette classification vous convient ?
A vrai dire je ne passe pas mon temps à le classifier : je crois que c’est quelque chose qui s’est fait naturellement, mais si je commence à faire un récapitulatif, c’est exact qu’il y a eu des moments concrets et des situations particulières qui ont marqué mon parcours. Vous en citez trois. Celui d’Akelarre était différent, plus ludique mais qui avait eu son importance tout de même. Puis, dans la partie me concernant, il y a eu plusieurs phases, différentes, mais j’ai toujours aimé fonctionner ainsi : ceci étant fait, allons faire autre chose maintenant et non parce qu’il faut le faire mais parce que je le sens ainsi. Même si cela n’a pas été toujours facile, je me suis engagé dans d’autres domaines, très intéressant par exemple l’animation de radio, travail très enrichissant. En ce moment, si je jette un coup d’½il en arrière, voici ce qu’il en ressort : quelques étapes concrètes que j’ai bien appréciées mais je ne veux pas me souvenir des mauvais moments qui les ont intercalés.
Pour beaucoup de monde, votre enfance et votre adolescence sont peu connues. Vos premières années vous les avez passées du côté d’Ustaritz et sous l’influence familiale vous étiez imprégné de culture populaire…
Je l’estime toujours ! Quand on parle de chanteurs, il y en avait dans tous les villages. Mon père et les autres n’étaient pas du tout des professionnels. Ils chantaient naturellement et j’ai toujours connu chez moi cette ambiance de culture populaire et c’est cela qui quelque part a éveillé mon attrait et ma passion pour la musique. C’était d’autre temps si l’on compare avec ce qui se passe aujourd’hui à Ustaritz. Les années soixante ont été pour moi des années troubles. D’une part, faire les études à Bayonne; l’opposition entre les deux cultures, je l’ai vécue crûment. J’avais suivi des études normales jusqu’au baccalauréat. Puis je les avais arrêtées soudainement parce que depuis l’âge de 16 ans, je jouais de la musique en public. Mixel Ducau, à gauche et Anje Duhalde, membres du groupe Errobi vers l’anné 1975.
Comment avaient été ces débuts avec l’instrument de musique de l’époque, la guitare ?
Non c’est avec la batterie. Dans la famille, mes oncles en jouaient. Enfant, j’ai été scolarisé à l’école privée, chez les Frères parce qu’à cette époque, on était mal vu si on allait à l’école publique ; j’appris à jouer de la batterie. J’ai eu pour maître un grand musicien d’Ustaritz : il y avait un groupe qui s’appelait El Fuego et j’avais eu beaucoup de chance de les connaître, dès leur début, j’ai fait partie du groupe. C’était un autre monde pour moi, entrer dans le monde de la musique. Il y eut des retombées, un peu d’argent et le contact avec le public. L’attachement pour la culture basque je l’ai toujours eu naturellement, je n’ai pas connu d’autre culture à la maison. Dans les années soixante il y eut comme des querelles entre les deux cultures, deux influences différentes. Je me souviens quand j’étais entré pour la première fois au lycée de Bayonne, nous les basques on nous surnommait “bascoura”, je ne veux pas dire que c’était du racisme, mais c’était comme une moquerie sympathique mais qui ne l’était toujours pas tout de même. Moi je crois que la conséquence fut que je pris conscience d’autre chose, que j’étais différent ! C’est de là que naquit d’abord le groupe El Fuego puis Errobi.
Les jeunes d’alors écoutaient beaucoup la musique, c’était le temps des premiers disques, on écoutait la musique étrangère et plus particulièrement celle venue d’Amérique : parmi ceux-là vous aviez un idole ?
Oui, c’est certain comme tous ! C’étaient les débuts du rock. Je crois qu’il y eut alors un profond changement de culture. Je ne veux pas dire que nous avons été influencés par la culture américaine mais je crois plutôt par la culture de la musique, sans aucun doute. Pour donner des noms, je dirais Elvis Presley et surtout Bob Dylan qui m’a beaucoup marqué. Je l’ai connu par l’intermédiaire d’Huges Auffray, qui joue encore de nos jours. C’est de là que j’ai le goût du protest song.
Dans vos premiers chants on ressent une préoccupation de la situation sociale, politique : les premières chansons d’Errobi expriment la violence transmise par le rock, mais vous ne vous déclariez pas comme appartenant à cet univers du rock…
A cette époque on peut dire qu’un changement fondamental eut lieu. Jusqu’alors personne n’avait osé le faire. On s’organisa, d’un côté Michel Ducau et moi-même et de l’autre Daniel Landart qui se mit à écrire les paroles des chants. Il est important de souligner ce moment-là : à Ustaritz, chez moi, nous nous étions connus avec Daniel avant d’aller faire le service militaire. Depuis lors nous sommes devenus de grands amis. Puis, quand vint l’heure d’aller travailler, avant de créer Errobi, l’idée était là, Daniel prit un emploi par nécessité. Nous exprimions nos “maux de ventre” comme on pouvait. C’étaient les années soixante, mai 68 était passé, il y eut un moment comme un feu d’artifice, des idées sortaient de tous les côtés et puis dans années soixante-dix il y eut un peu de désillusion.
Il faut souligner, quand même, que vous exprimiez un aspect social dur dans vos chansons contre le patronat et le pouvoir.
Parce que c’était notre environnement immédiat, Daniel était ouvrier et moi aussi on m’avait mis dans ce système. Nous devions sortir nos “maux de ventre” et sortir de l’univers de l’époque, en quelque sorte.
Alors, la relation avec le public était pleine d’illusion et de plaisir aussi.
C’est certain, aujourd’hui aussi : avoir l’attention du public. Nous sentions un courant qui arrivait du monde entier et plus particulièrement du Pays Basque, depuis nous avons désigné cette période celle de la “transition”. J’ai vécu de l’intérieur les événements de mai 68. Alors, nous avons connu en Pays Basque sud, plus qu’en Pays Basque nord, comme une reconnaissance : le public était différent, les concerts n’étaient pas seulement des spectacles, mais des meetings. Nous apportions un changement radical : nous proposions dans les années 78-79 un concert, rien de plus. Je reconnais que c’était un pari à l’époque. Ce que j’appréciais le plus, étaient d’avoir un public et sa fidélité.
Dans un premier temps des thèmes de protestation puis celui des mélodies, on sentait une musique plus travaillée. Comment fait-on cela ?
Je crois que depuis le début nous gérions l’affaire comme des professionnels. Michel Ducau vivait déjà de la musique. Nous n’avions pas à nous préoccuper de problèmes de travail extérieur. Nous avions organisé ainsi notre groupe et nous nous y consacrions en totalité. Surtout dans la seconde période d’Errobi, qui devint un groupe. Le travail apporte toujours ses fruits.
Le dernier disque d’Errobi “Amentsaren bidea (La route du rêve)” paraît avec d’autres chants plus travaillés. Comment avez-vous oser le faire ?
Ce fut naturel… des chants en dehors de la mode. C’était mon désir d’enregistrer ce type de disque, prendre deux ou trois sujets et y ajouter de la musique. Des thèmes autour de la liberté sans penser pour autant faire du commerce, je n’ai jamais fonctionné comme ça. Vraiment nous avons été audacieux, peut-être que c’était une réponse à ce qu’attendait le public. Aujourd’hui je ne pense pas qu’on pourrait le faire.
Plus tard vous sortez un autre disque “Errobiaren hegitik” (Du bord de la Nive), avec votre photo, au bord de l’eau, penseur et inquiet à la fois. Un dernier cadeau au groupe Errobi ?
C’était la fin d’Errobi. J’avais écrit auparavant quelques paroles pour les chants. Je voulais marquer ce temps. Cette époque était terminée et une autre commençait. Voilà ce qu’était ce dernier disque.
Quand on parle d’un groupe de musique qui se défait, on ne peut prononcer le mot “crise”, chacun part de son côté pour raisons familiales ou autres. Vous avez eu mal au c½ur quand Errobi s’est défait ou alors était-ce comme une mort naturelle après cinq années de vie intense ?
Même si cela fait mal sur le moment, si tu n’es plus d’accord avec toi-même et que tu ne te sens pas bien dans cet environnement, il vaut mieux arrêter. C’est ma philosophie, je le reconnais.
Votre intention était de vous investir dans un autre projet ?
Je crois que c’est exact. La crise avait duré une année ou deux ou peut-être plus. En fait, comme dans les divorces, il y a des suites. C’était comme une psychanalyse, continuer avec le chant et la musique. Le passage à Akelarre m’a été profitable : j’avais un autre projet et j’avais envie de commencer autre chose. C’était la transition et de plus une bonne transition.
Alors aussi vous avez connu une période professionnelle.
Au début c’était une expérience très intéressante, on m’avait laissé choisir le répertoire. Ce n’était pas tout à fait le même public. L’époque aussi était différente. C’étaient les débuts du rock radical Kortatu, Hertzainak. Je me souviens par exemple que j’avais donné un concert en 83 à Pampelune, je fus ahuri de voir leur énergie, d’écouter leurs paroles et leurs musiques.
J’avais compris que nous étions passés à une autre phase. Je m’étais rendu compte, non pas que j’étais dépassé mais que j’étais sur une autre onde. J’avais réfléchi à ce que pourrait être l’avenir pour moi et aussi pour les autres. Ce fut une grande crise chez les autres groupes aussi. L’un des seuls qui sortit sauf fut Itoiz, mais leur groupe aussi s’arrêta vite après.
Cette phase a été décisionnelle pour commencer autre chose. Les trois premières années d’Akelarre furent remarquables. On devient un peu comme fonctionnaire, quand dans l’année on donne plus de 190 concerts, on perd sa personnalité, on devient une machine.
Dans l’ensemble, les gens ne pensent pas que jouer de la musique est un travail comme un autre, avec ses difficultés…
Ce qui se passe, bien qu’il n’y a pas que des bons côtés, je ne considère pas la musique comme du travail sauf quand il faut jouer devant le public : j’en ai toujours rêvé, je l’ai réalisé, j’ai eu les opportunités à des moments propices. Mon père disait que ce n’était pas un métier ! Des gens d’un certain âge le pensent encore. Quand on écoute la musique à la radio, comme un produit fini, on ne se rend pas compte du travail qu’il y a en amont et que les gens ignorent.
Quand vous faites allusion à cette troisième phase, vous vous sentez esseulé, en train d’écrire de nouvelles créations, la plupart des disques sont des monographies, par exemple l’hommage à Txomin Iturbe “Aurrera bolie”…
Quand il était mort, on m’avait demandé d’écrire les paroles de ce chant. A d’autres occasions aussi j’en ai écrites. Ce sont des choses ponctuelles.
Les textes de l’irlandais Bobby Sands sont là aussi, on sent toujours la présence d’un chanteur engagé.
Je suis tel que je suis, je n’ai jamais voulu cacher ma personnalité. J’ai souvent avoué que j’étais un chanteur engagé et que je n’irai pas contre mes idées. J’ai toujours voulu être cohérent avec moi-même. Si vous l’êtes, le public le ressentira aussi.
Le fait d’être chanteur engagé vous a apporté des ennuis, pas d’invitation, mis de côté, tout ceci n’a pas dû vous être agréable.
Je le savais depuis le début quand j’ai pris ce chemin, mais pour moi c’était le chemin naturel, comme aujourd’hui.
Certains chanteurs disent qu’ils ne sont pas des chanteurs “engagés” mais “qu’ils sont compromis avec l’art”… Vous seriez tenté de le dire ?
Moi, je suis engagé personnellement et avec l’art aussi, je crois que toute la différence est là. Qu’est ce que c’est qu’être engagé ? Il y a de quoi dire. Comme je l’ai dit, être cohérent c’est aussi être engagé avec ses idées, avec le travail que tu fais.
Toute votre production est en euskara, là aussi il y a cohérence. Vous avez eu des doutes ?
Non jamais. Ces derniers temps il m’est arrivé, après avoir adapté les chansons de Brassens en euskara, de chanter à l’extérieur du Pays, un ou autre de ses chants en français.
Avec l’expérience que vous avez maintenant, dans la composition de musique, vos idées, bien que ce soit toujours difficile de créer, vous sentez que vous pourriez faire partie d’un projet ou vous préférez continuer dans le genre improvisateur.
J’ai ces deux facettes. J’ai toujours préféré improviser, mais pour que cette improvisation trouve son écho, il faut aussi le cadrer dans un projet. Quant aux projets, c’est vrai qu’on me demande souvent pour quand la prochaine sortie d’un nouveau disque. Si on rentre dans ce système, on devrait produire une à deux fois par an un disque. Je ne veux pas rentrer là-dedans. Il m’est arrivé de sortir deux disques dans l’année parce que derrière moi il y avait une demande. Si vous n’avez pas derrière vous quelque chose de fondamental, si vous devez sortir quelque chose de “congelé”, renouveler quelque chose déjà fait ne m’intéresse pas non plus. Alors je ne calcule pas, et quand quelque chose est décidée, bien posée sur la table, alors on peut le sortir. De toute façon, ce n’est pas quelque chose qui se commande.
Vous parlez prudemment, mais vous devez avoir quelques idées. Il y a eu le coup de c½ur de Brassens, puis celui d’Amuriza, des textes d’autres auteurs, et vous même vous avez écrit des paroles…
J’en ai envie, mais ce qui se passe c’est que j’hésite, parce que je ne pratique pas assez l’écriture. Puis je pense aussi qu’il y a de bons écrivains dans ce pays, des textes qui pourraient être transformés en chants, alors j’ai toujours aimé dans mes travaux ce mélange. En musique, c’est pareil. Compiler me panique, c’est un risque. C’est toujours bon d’avoir un conseiller ou de vous associer avec quelqu’un passionné de ce que vous faites. Les prochains disques seront ainsi.
Si on observe la musique basque, sans être pessimiste, il semblerait qu’il y ait moins de nouveautés ces derniers temps. Que pensez-vous ? que l’ancienne génération est fatiguée et qu’il n’y a plus rien de miraculeux qui se produise ?
Ces derniers temps, c’est vrai qu’en matière de création, en littérature, les auteurs sont meilleurs que dans la production de disque, et cela continue à l’être. Quand on parle de crise de la musique, il y a aussi celle de la société, crise économique, politique et sociale. Il faut prendre tout ceci en compte. Mais, il est vrai, que ces quinze dernières années, jusqu’en 90, c’était un tourbillon ici, les groupes naissaient tous les jours et il y avait un public. On sentait que cela ne pouvait durer. Alors, les choses se sont un petit peu normalisées. Quand on parle de crise, je pèserais les mots quand même. Je me répète pour dire que nous atteignons à nouveau un niveau normal, bien sûr, celui que notre peuple peut atteindre. Aujourd’hui c’est facile de faire un disque, comme jamais cela a été, mais quelle est son expansion économique ? Commercialement quelle est sa valeur ? C’est en cela que se situe l’essentiel de la crise.
Vous avez fait partie de jury dans les Kantu Txapelketa (concours de chants) et dans d’autres circonstances aussi, avez-vous senti de l’espoir, du talent, de la volonté ?
Il y a du talent, sans aucun doute, chacun à son niveau. Ce qui se passe, peut-être, au début, les résultats ne sont pas ceux que l’on avait espérés. C’est exact qu’il n’y a pas grand monde qui soit sorti de là. Chaque organisation a sa fonction. L’objectif du Kantu Txapelketa n’est pas nécessairement de sortir des artistes devant un public. Il faut faire ces choses-là naturellement.
Dans le monde des artistes, il faut toujours quelqu’un d’influent, de modèle. Au Pays Basque dans le monde de la chanson vous en voyez aujourd’hui ?
Quelque fois, quand je regarde en arrière, je me rends compte que les artistes confirmés sont toujours là encore, qu’ils ont un public. Qui fait l’ artiste ? C’est le public. Quand il n’y a pas de public, l’artiste ne peut durer face à son art. Nous ne sommes rien sans le public.
Ces dernières années, on ressent comme un retour vers les chansons anciennes : que pensez-vous des chants créés tout au long des siècles, de leur pérennité ; aujourd’hui on voit Niko Etxart chanter avec son père…
C’est une constante, surtout celle du public. Je sais que le public qui vient m’écouter, vient aussi pour cela. J’en ai discuté avec Lertxundi : le public lui demande pourquoi il donne les chants qui ont fait son succès, vers la fin du concert… Que penser ? Que le public s’ennuie jusqu’à entendre les chants qui ont fait sa gloire ? Qu’est ce qu’il faut faire ?
Tout ceci étant dit, on peut dire que la chanson basque vit, avec des perspectives différentes ?
Face à l’avenir je suis optimiste. Ce n’est pas ce que les gens espéraient mais cela a suivi son chemin. Ces dernières années, quelques noms sont sortis, comme Mikel Markez ; Mikel Urdangarin fait un travail intéressant. Je dirais que lors de nos débuts, c’était plus intéressant : il y avait une envie de créer, une faim de culture en général, qui a diminué depuis lors ou qu’il n’y a plus.
A un jeune musicien aujourd’hui, que lui diriez-vous ? Je lui dirais : “Travaille, ne pense pas que tu auras quelque chose en échange !”. Je n’ai jamais pensé m’enrichir et ceci s’est avéré vrai. De plus, le but n’en est pas. Il faut avoir le plaisir, savoir le provoquer et le communiquer, autrement on ne peut pas continuer dans cette voie.