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Le gothique tardif en Navarre, une architecture entre normes et singularité : le cas de la merindad de Sangüesa

Valérie STEUNOU, Doctorante en Histoire de l’Art médiéval

Introduction

La norme est inhérente à l’architecture : elle renvoie à l’application de techniques de construction. Le sens d’origine et concret du mot norma est règle, équerre, associée, dans les textes médiévaux, à la construction bien appareillée1. Au XVIe siècle, la norme est associée à la loi de Dieu et de la nature, à ne pas transgresser sous peine de châtiment2. Du point de vue des significations, l’architecture sacrée répond à une norme spirituelle et philosophique. Il convient, cependant, de s’interroger sur la destination artistique des composantes des édifices religieux. L’examen de la production monumentale de la merindad de Sangüesa est un jalon privilégié dans le champ de la recherche sur larchitecture religieuse gothique tardive des Pyrénées occidentales. À partir d’un corpus établi répondant aux formules typologiques de cette architecture, nous verrons comment, les partis architecturaux, les espaces voûtés, les jeux formels et visuels des voûtes tendent à s’imposer comme norme esthétique, c’est-à-dire à se soumettre à une codification s’imposant en système de valeur au XVIe siècle.

Présentation géographique et contexte historique

Ochagavia

Ochagavia, église San Juan Evangelista, abside et nef voûte en étoile. Cliché V. Steunou.

La merindad3 de Sangüesa, est la plus étendue des cinq merindades qui composent la Navarre actuelle, située au nord ouest de celle-ci. Elle jouxte, au nord une partie de la Basse-Navarre et de la Soule. À l’est, elle est limitrophe des provinces de Huesca et d’Aragon, au sud, des merindades de Tudela et Olite, et à l’ouest elle avoisine celle de Pampelune. S’y ajoutent, les deux enclaves historiques que forme Pétilla de Aragon située dans la comarque aragonaise. Au début du XVIe siècle, la sixième merindad, appelée ultra puertos, - celle d’outreports-, de part sa situation géographique au nord des Pyrénées, complète l’ensemble du territoire navarrais. En 1512, Ferdinand le Catholique annexe la Navarre. Des luttes vont alors perdurer sur ce territoire, plus particulièrement, dans la merindad d’ultrapuertos. À partir de 1526, elle va être le théâtre de batailles entre les Castillans et les rois navarrais déchus. « Les relations politiques et les traités passés entre François Ier et Charles Quint, après la défaite de Pavie en 1525, aboutissent à la séparation définitive des « deux » Navarres, et à la fin, toute aussi définitive, du vieux royaume pyrénéen »4. D’après Muniain, en 1529, Charles Quint interdit de laisser « entrer dans le royaume aucune personne des royaumes et seigneuries de France, Béarn et Basques (bas-navarrais) » : la chambre des Comptes avait effectivement permis expressément aux gardes frontaliers à Noël 1528 de laisser « ceux d’Ultrapuertos passer les porcs et les vaches librement par ces cols »5. L’installation de la frontière définitive, à partir de 1530, explique que les vallées des deux versants eurent à établir de nouveaux modes de relations pastorales sur les « terres communes », comme l’atteste la « facérie » passée entre les vallées de Baztan et d’Ossès en 1547.

Le concept de frontière, d’après Amaia Legaz, est loin d’être familier pour les hommes de l’époque et de cette région, contrairement à celui de limite, qu’ils manient de longue date et dans toutes ses nuances : limite physique, limite variable, limite des droits, limite des usages...6 Une résistance locale se met en place par rapport à l’établissement d’une frontière, au sens de définition d’un territoire étranger - conception moderne de l’état nation -. Elle se fait assez tardivement, au XVIIe-XVIIIe siècles, et cela, d’autant plus, que le territoire est considéré « frontalier ».

« Ainsi, c’est à partir du XVIe siècle, soit au moment de la séparation en deux de la Navarre, qu’il va être question de la sexta merindad pour qualifier la Basse-Navarre afin d’entretenir les liens qui l’unissaient à la Navarre méridionale. Tout un courant intellectuel et politique, (...) œuvre pour que les Navarrais des deux côtés de la nouvelle frontière ne se considèrent pas mutuellement comme des étrangers et s’unissent pour conserver leurs privilèges malgré la frontière »7.

Le contexte mouvementé de la Navarre, en ce début de siècle, est la conséquence des factions nobiliaires liées à des enjeux socio-économiques qui se greffent aux crises dynastiques. Ferdinand le Catholique, puis Charles Quint changent les cadres de la hiérarchie séculière et régulière en Navarre. Un vénitien, Juan de Réna, se voit confier l’Eglise de Pampelune en 1531, avant de devenir évêque en 1538. Ces profondes restructurations pourraient avoir une incidence dans les programmes architecturaux engagés à partir de la troisième décade du XVIe siècle en merindad de Sangüesa.

D’après les travaux de María Concepción García Gainza, la merindad de Sangüesa, est marquée, au XVIe siècle, par un essor artistique important qui doit être mis en relation avec une activité économique basée sur le développement forestier, l’agro pastoralisme, et le commerce8.

Cette période voit la création de nouvelles églises paroissiales qui procèdent généralement d’anciennes constructions médiévales qui sont, à cette période, soit modifiées ou amplifiées. L’agrandissement s’opère à partir d’un plan bien défini, semble t-il, correspondant aux préceptes du style gothique tardif9.

La merindad de Sangüesa : une architecture normée

Rémanences typologiques et nouveaux choix esthétiques

Sur les 80 églises que compte le corpus, la norme de construction est un parti à vaisseau unique d’une ou deux travées – Abaurrea Alta, Aranguren, Aria, Eslava etc.-, voire, dans quelques cas, quatre ou cinq, comme en témoignent, par exemple, les églises de Lumbier, Sada, Lumbier, Urroz-Villa. Les églises d’Aibar et de Santa María la Real de Sangüesa sont les seuls exemples de nef à trois vaisseaux mais leurs travées n’ont pas reçu de nouvelles voûtes à l’époque gothique.

Par ailleurs, le constat de la prédominance du chevet plat est sans équivoque : quarante-trois chevets plats pour vingt-sept chevets de plan polygonal et dix chevets en hémicycles.

En ce qui concerne les églises à chevet plat, vingt-deux seulement, présentent une croisée associée, en général, à de petites chapelles latérales peu profondes, voire inscrites dans le périmètre de l’édifice, non saillantes.

Sur l’ensemble des églises à chevet plat, trente-deux ont reçu de nouvelles voûtes gothiques pour couvrir les travées de nef. De plus, trente-quatre chevets sont reconstruits ou modifiées pour recevoir un nouveau couvrement à cette époque tardive. Enfin, plus de la moitié de ce corpus présente un couvrement de style gothique tardif sur la quasi totalité des espaces intérieurs.

Les voûtes arborent plusieurs tracés. De la simple croisée d’ogives à des compositions plus complexes à liernes et tiercerons propres au Moyen Âge finissant. Les maîtres d’œuvre exploitent des typologies précises de voûtes à nervures multiples : la voûte « mixtiligne », du terme mixtilineas cité par l’historiographie espagnole, soit des voûtes associant nervures courbes et nervures droites.

Ajoutons à ce répertoire la voûte corolliforme, c’est-à-dire en forme de corolle, à symétrie axiale. Ses formes sont dérivées du cercle, composées à l’aide du compas. Enfin, la voûte géométrique résulte d’un assemblage de tiercerons et tiercerons doublés qui s’organisent avec les liernes en figures géométriques.

Uztarroz

Uztarroz, nef et abside, voûtes coroliformes. Cliché Catalogo Monumental de Navarra, IV° Merindad de Sangüesa, 1989.

Un couvrement identique sur la totalité de l’espace ecclésial se vérifie pour plusieurs exemples. Notons, parmi les églises possédant un chevet plat, Aibar, Azpa, Cilveti, l’église paroissiale d’Ezcaroz, Idoate, l’ermitage d’Isaba au couvrement par liernes et tiercerons. Quatre édifices sont entièrement voûtés à l’aide de voûtes mixtilignes ou corolliformes : les églises d’Esquiroz, le couvent Franciscain de Sangüesa, Uztarroz et Caseda - à l’exclusion des chapelles, voûtées d’une simple croisée d’ogives.

Par ailleurs, un tracé particulier pour un espace spécifique est, probablement, à mettre en relation avec l’intention délibérée du maître d’œuvre et du maître d’ouvrage. Si les travées de nef ont reçu un couvrement par voûte quadripartites ou sexpartites, la plupart des croisées et des chevets sont ornés d’une voûte à nervures multiples - ermitage de Ezcaroz, Gorriz, Izalzu, Zurian -. L’intention de renforcer l’idée de sacralité de cet espace par le choix d’une voûte plus travaillée est alors manifeste.

La chapelle éponyme de la Esquiva de Santa Maria la Real de Sangüesa étaye cette hypothèse. Erigée à la fin du premier tiers du XVIe siècle, elle s’inscrit dans le courant de la promotion des chapelles funéraires en Navarre par la noblesse de la Ribera des années 1500 comme expression de leur pouvoir10. De plan carré, la chapelle se pare d’une voûte à liernes et tiercerons à l’intérieur de laquelle s’organisent des nervures secondaires. À partir de la clef centrale, le jeu des courbes et contre-courbes dessine des pétales.

D’après les mentions des premiers chapitres de la documentation de la section des Tribunales réales de l’Archivo General de Navarra, localisée par le professeur Tarifa Castilla, la construction de la chapelle doit être réalisée conformément au plan présenté par les maçons : « de la mesma forma y manera que los dichos maestros la han debuxado, escupido (fait apparaître) y senyalado en la primera traça que ellos han dado...»11. La voûte devait avoir cinq clefs. Ses dimensions devaient également être proportionnées en hauteur et en largeur, de manière à ménager des ouvertures nécessaires pour que la chapelle soit parfaitement éclairée. Des précisions sont également apportées quant à la nature des matériaux employés - piedra picada -, à l’intérieur, des murs blanchis simulent un appareil de pierre parfaitement équarri, pratique habituelle dans la construction d’édifices religieux de ce siècle12.

La chapelle de la Esquiva démontre le choix intentionnel esthétique d’un personnage important, dans une société où les élites locales sont soucieuses d’attirer l’œil du spectateur. Cette construction répond ainsi à une norme sociale, stylistique et constructive.

La distribution des différentes voûtes tend à se normaliser suivant une organisation hiérarchisée. Parmi les édifices à chevet plat, une quinzaine correspond à ce critère dont les églises d’Aria, Aranguren, Cemborain, Elorz, Erdozain, Gorraiz Lerruz, Mendioroz, Olondriz, Otano, Zabalegui et Zurian. Dans le corpus des chevets polygonaux, cinq exemples y répondent : Zulueta, Oroz-Villa, Ochagavia, Lumbier, Aoiz. Dans ce dernier cas, on exploite tous les types de voûtes aux différents espaces selon une progression visuelle complexe. Les normes esthétique et quantitative se vérifient surtout entre la croisée et le sanctuaire13.

Une singularité : la voûte de l’abbatiale de Leire

Au sein de ce panorama, la voûte de l’abbatiale de Leire apparaît comme unicum.

Les voûtes à liernes et tiercerons sont singulièrement incomplètes. La voûte occidentale n’a pas de tierceron. En revanche, elle possède des liernes. Les travées intermédiaires sont exemptes de lierne et de tierceron dans l’axe longitudinal. La travée contigüe au chevet présente des tiercerons sur ses côtés courts et des liernes seulement dans l’axe longitudinal. Selon Martinez de Aguirre, c’est la disposition des tiercerons qui permet de comprendre la clef de la filiation stylistique et chronologique de ce voûtement. Il dénomme cette typologie de voûtes disposant de tiercerons sur les côtés courts et absents sur l’axe longitudinal « de medios terceletes »14. Ce spécialiste y voit une influence extérieure, typologie qui n’apparaît pas avant le milieu du XVe siècle, excepté dans les collatéraux de la cathédrale de Lincoln. Dans celle-ci, les vaisseaux, selon Harvey, sont du XIIIe siècle tandis que le voûtement est peut-être postérieur15. Ce type de voûte a, par ailleurs, été localisé dans le haut vaisseau de la nef et le transept de la Marienkirche de Rostock, antérieure, également, à 1500.

En péninsule ibérique, aucun exemple de ce type de voûte n’a été recensé avant 1450. On trouve cette voûte de medio terceletes à San Juan de los Reyes de Tolède qui l’emploie pour couvrir les bras du transept. Elle est également utilisée pour les chapelles latérales de la chapelle royale de la cathédrale de Grenade, dans la troisième travée du haut vaisseau de la cathédrale d’Oviedo, et dans la première travée au monastère El Parral de Segovia. Nous retrouvons ce type de voûtement surtout dans des chantiers commandités par les Rois Catholiques, et notamment par le cardinal Cisneros. Proche conseiller d’Isabelle la Catholique, il a un rôle éminemment politique en particulier dans les relations extérieures de la couronne de Castille.

Dans le corpus des voûtes de la merindad de Sangüesa, le cas du voûtement de l’abbatiale de Leire est singulier. Transposé dans le panorama péninsulaire, il répond à une norme qui se répand dans les chantiers majeurs autour de 1500.

Conclusion

L’analyse comparée du tracé des voûtes de la merindad de Sangüesa démontre qu’un renouvellement formel se produit dans l’architecture religieuse du XVIe siècle en Navarre. Il répond à des intentions individuelles édilitaires, esthétiques et spirituelles. Les formules architecturales du gothique tardif se répandent sur la province, dans les églises paroissiales, conventuelles, les chapelles funéraires, les palais et monastères peut-être dans l’intention d’une normalisation liée à l’essor monumental et culturel du royaume de Castille.

1Latini Brunetto publié par François Adrien Polycarpe Chabaille, Li livres dou Trésor, collection de documents inédits sur l’histoire de France, première série, Histoire littéraire, Imprimerie impériale, Paris, 1863, p.11, 3e quart du XIIe siècle : « Après ce fist il de néant une grosse matière qui n’estoit de nule figure ne de aucune semblance ; mais ele estoit de si faite norme et si appareillie que il en pooit forgier et retraire ce que il voloit, et ceste matière est appelée ilem »

2Eloy Damernal, Livre de la deablerie, f° 86a, éd. 1507 « Si donc telz pecheurs tant énormes qui transgressent lois et normes, De Dieu et aussi de la nature ou temps futur selon droicture en sont dampnez ou puis d’enfer ».

3Type de juridiction espagnole, hérité du Moyen Âge qui existent toujours en tant que divisions territoriales historiques. Au Moyen Âge, les merindades désignent avant tout un territoire, un district sis autour d'une ville ou d'un bourg important, jouissant du statut de villa.

4Pedro Esarte Muniain, Navarra, 1512-1530, Conquista ocupación y sometimiento militar, civil y eclesiástico, Pamiela, Pamplona-Iruña, 2001, d’après le résumé traduit de J.-B. Orpustan, 2007 consultable sur tipirena.net, site officiel de J.-B. Orpustan.

5Ibid., pp. 748-757

6Legaz Amaia, Systèmes pastoraux et société en Basse-Navarre du XIIIè au XVIIIè siècle : construction et transition, Thèse de doctorat sous la direction de Benoît Cursente, Toulouse le Mirail, 2005.

7Ibid. p. 203-204

8María Concepción García Gainza, directora Mercedes Orbe Sivatte, Catalogo Monumental de Navarra, IVe Merindad de Sangüesa, Abaurrea Alta-Izalzu, T. 1, Gobierno de Navarra, Arzobispado de Pamplona, Universidad de Navarra, Ed. Gobierno de Navarra, Institución Príncipe de Viana, Pamplona, 1989 T. IV.

9Ibid. p. XXV.

10Tarifa Castilla, M.-J., “La imagen del poder de la nobleza navarra del siglo XVI a través de la promoción de obras de arte”, en Navarra: Memoria e Imagen, VI Congreso de Historia de Navarra, Pamplona, SEHN, 2006, pp. 507-522.

11Archivo General de Navarra (AGN). Tribunales Reales. Procesos. Sig. 209468.

12Tarifa Castilla, op.cit.

13sur l’ensemble du corpus (tous types de chevets confondus), de 20 exemples de voûtes à liernes et tiercerons sur la croisée, on passe à 27 pour le chevet, de 7 exemplaires de voûtes mixtilignes, le nombre passe à 11 pour le chevet, tandis que le dérivé corolliforme reste identique (4). Pour la voûte géométrique, on recense 5 modèles pour la croisée et 9 pour le sanctuaire.

14Martinez de Aguirre J.M., La nave gótica de Leire. Evidencias para una cronología, A.E.A., 1991, pp. 39-53.

15Harvey J.-H., Cathedrals of England and Wales, Londres, 1974 (1ère édition 1950), pp. 125 et 230-231

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