En
affirmant en 1994 que "La frontière est le laboratoire
de l'Europe" Jacques Delors anticipait sur un processus
politique aujourd'hui incontournable. En effet, depuis le début
des années quatre-vingt, les régions d'Europe en général
et le Pays-Basque en particulier ont vu se multiplier les initiatives
transfrontalières. Ce foisonnement d'actions concertées
entre institutions publiques partageant une frontière commune
est le produit d'une part de l'effacement des frontières
en 1992 lors de l'entrée en vigueur de l'Acte Unique Européen,
et d'autre part des mouvements de décentralisation en Espagne
(1978), et à un moindre degré en France (1982), qui
ont donné plus de pouvoirs aux collectivités territoriales.
Les raisons de cet engouement sont doubles. D'un point de vue culturel
tout d'abord, ces échanges permettent la mise en relation
de populations, qui bien que limitrophes, ne profitent pas toujours
du patrimoine de leur voisin. En outre, la coopération entre
frontaliers peut être considérée comme un laboratoire
grandeur-nature de la citoyenneté européenne dans
la mesure où elle permet la mobilisation de peuples différents
en vue d'un projet commun qui dépasse le cadre des Etats.
Au niveau économique ensuite, la principale vertu de la coopération
transfrontalière est la mise en commun des ressources de
collectivités voisines qui permet d'effectuer des économies
d'échelle importantes et de mener à bien des projets
de plus grande ampleur que ceux menés en autarcie. On évite
de la sorte le surinvestissement (par exemple en ne construisant
qu'un seul hôpital pour les deux côtés de la
frontière) et on favorise la complémentarité.
 |
Les grands axes de coopération transfrontalière
en Europe (source: site Internet de la CRPM) |
Les institutions européennes sont évidemment concernées
au premier chef par ces initiatives. C'est le Conseil de l'Europe
qui s'est mobilisé le premier en faveur de la coopération
transfrontalière. Son action a permis d'élaborer un
cadre juridique pertinent pour les collectivités frontalières
engagées dans une politique de coopération, grâce
à la Convention-Cadre de Madrid du 21 mai 1980, rendue opérationnelle
en Espagne et en France par le Traité de Bayonne du 10 mars
1995. L'Association des Régions Frontalières Européennes
(ARFE), basée à Gronau en Allemagne, s'est également
engagée dans une intense activité de lobbying auprès
des Communautés Européennes afin d'obtenir un appui
institutionnel. En parallèle, l'ARFE a réuni des spécialistes
des problématiques frontalières (fonctionnaires territoriaux
et européens, professeurs, aménageurs) au sein de
groupes destinés a assisté les collectivités
se heurtant à des difficultés de mise en uvre
(séminaires LACE).
Enfin, en 1988 la Commission des Communautés Européennes
a réservé une partie de ses aides régionales
aux zones frontalières avec le programme INTERREG I (1988-1993).
Doté au départ de 800 millions d'Ecus, le fonds INTERREG
est passé à 2400 millions d'Ecus dès la période
de programmation suivante (1994-1999). La troisième version
du programme (2000-2006), actuellement en cours, soulève
de nombreuses expectatives puisque sa dotation est désormais
de 4875 millions d'Euros.
 |
Les zones transfrontalières profitant
du programme
européen Interreg III A (source: site Internet Inforegio)
|
Le Pays-Basque est un terrain particulièrement fertile pour
les projets de coopération. Bien que n'ayant jamais été
un Etat au sens moderne du terme, le Pays-Basque présente
une indubitable unité culturelle à laquelle s'ajoutent
les spécificités françaises et espagnoles.
La frontière instaurée entre Pays-Basque français
(Iparralde) et espagnol (Hegoalde) par le Traité
des Pyrénées en 1659 n'a jamais été
une coupure franche puisque les populations locales ont toujours
maintenus des contacts avec leurs voisins frontaliers (traités
de lies et de passeries entre bergers, accueil des réfugiés
pendant la guerre civile de 1936, etc.). On distingue trois accords
transfrontaliers spécifiques au Pays-Basque. Le premier est
le "Fonds de Coopération Aquitaine-Euskadi" établi
en 1990 et qui inclue la Navarre depuis 1992. Cet accord a débouché
sur la mise en place d'échanges universitaires (Deusto, UPV,
Politecnica Mondragon/Université de Bordeaux, IUT, ENSAM)
et d'un plan de protection environnementale (Projet Compostela).
Au niveau municipal, les communes situées entre Bayonne et
Saint-Sébastien ont signé un protocole de coopération
le 18 janvier 1993 établissant une "Eurocité
basque". Ses réalisations ont principalement pour tâche
de coordonner le développement de cette conurbation, d'où
la création d'un observatoire transfrontalier et de multiples
études relatives à la gestion de la croissance urbaine.
Enfin, la convention inter-administrative signée par les
maires d'Irún, Hendaye et Hondarribia en 1998 a rendu opérationnel
le "Consorcio Bidasoa-Txingudi". La relation de proximité
géographique entre ces trois villes a facilité l'établissement
de sentiers pédestres et d'un salon de foire-exposition.
Deux autres structures intègrent le Pays-Basque dans une
coopération de plus grande ampleur territoriale. La première,
la "Communauté de Travail des Pyrénées"
(CTP) est apparue en 1983 à Pau. Elle relie les six régions
pyrénéennes espagnoles et françaises plus la
principauté d'Andorre. Elle a déjà achevé
quelques réalisations intéressantes comme l'élaboration
de cartes thématiques des Pyrénées. Après
avoir longtemps été ignorée par les autorités
européennes, la CTP a été choisie en 2000 en
tant qu'autorité de gestion du programme INTERREG III France-Espagne.
A l'instar de l'Arc Méditerranéen, il existe un réseau
"Arc Atlantique" qui rassemble les régions comprises
entres les middlands écossais et l'Andalousie. Officialisé
en 1989 lors de la Conférence de Faro, l'Arc Atlantique est
une des sections de la Conférence des Régions Périphériques
Maritimes (CRPM). Ses efforts ont abouti à la mise en place
d'un réseau de communication électronique entre ports.
A noter qu'en parallèle à cet arc "généraliste"
s'est développé un réseau "Sud-Europe
Atlantique" s'étalant de la région Poitou-Charentes
à l'Andalousie. Ce dernier, créé en octobre
1990, tente de répondre aux problèmes spécifiques
de la côte sud atlantique (quotas de pêche, modernisation
de la flotte espagnole).
La bonne volonté n'est toutefois pas toujours suffisante
et de nombreuses limites freinent le montage des projets. Incontestablement,
le premier blocage à surmonter a été l'incompatibilité
entre les régimes juridiques espagnols et français.
En effet, le Pays-Basque français ne représente qu'une
moitié de départements qui dépend étroitement
des dotations du gouvernement français, alors que le Pays-Basque
espagnol dispose de son propre gouvernement autonome. Les problèmes
liés à cette asymétrie ont été
en partie résolus grâce aux efforts du Conseil de l'Europe.
Le refus des Etats de laisser s'engager leurs collectivités
dans des politiques transfrontalières a également
posé un problème de taille. Soucieuses de maintenir
leur souveraineté intacte, les autorités françaises
et espagnoles ont tardé à reconnaître l'intérêt
de la coopération transfrontalière. Ces inquiétudes
sont aujourd'hui dissipées. Les accords de coopération
ont des objectifs très fonctionnels (ramassage des déchets,
offre touristique commune, etc.) dont le but n'est pas de déstabiliser
les frontières, mais au contraire d'en tirer le meilleur
parti.
Le manque de coordination s'est également révélé
néfaste à cause de la concurrence entre structures
de coopération sur un même territoire. Ce cas de figure
est apparu au Pays-Basque à la fin des années quatre-vingt-dix,
lorsque Fonds Commun Aquitaine-Euskadi, Eurocité et Consorcio
ont continué à développer leurs programmes
sans concertation. Le dialogue a cependant permis d'évoluer
vers une relation d'imbrication, où chacun conserve ses prérogatives,
tout en ayant droit à la parole au sein des autres institutions.
En conclusion, on ne peut que se féliciter de l'abondance
d'idées favorables à la coopération transfrontalière.
Toutefois, plusieurs axes restent encore à approfondir: le
rééquilibrage des réseaux de coopération
vers l'intérieur des terres (Soule et Basse Navarre en France,
Navarre en Espagne) ainsi que l'augmentation de la part des projets
privés au sein des programmes sont à traiter en priorité
sous peine de voir la coopération transfrontalière
cantonnée à un rôle d'affichage politique sans
lendemain.
Jean-Baptiste Harguindeguy,
Doctorant en Science Politique à l'Institut Universitaire Européen,
Florence
(achevé le 14 février 2003 à Florence) |