Corps humain - corps bâti - Cosmos
Emilia Ciobotariu

Comment concilier le besoin de l’homme de vivre dans des Cosmos « ouverts » et communicants avec la construction de maisons qui, enfermant l’individu, cache ses rituels visant la transcendance ? Tout simplement en assimilant le Cosmos à une maison et la maison au corps humain. (1)

L’on pourra tout d’abord constater qu’une mythologie aussi structurée que celle des Grecs n’avait prévu aucune Muse de l’architecture. Au pays des temples parfaits, l’architecture ne procède-t-elle pas directement de Zeus ? Dans d’autres ethno-mythologies, les dieux-architectes restent plus effacés, c’est alors le corps humain qui est comparé à une demeure.

Cette maison corporelle, périssable, se compose de cinq éléments : les os en sont les poutres, la chair et le sang le mortier, les tendons maintiennent le tout, recouvert par la peau. De même, la colonne vertébrale est assimilée au pilier central qui réunissait naguère la fondation profonde à la toiture. Le cœur (ou le nombril) devient foyer central tandis que la respiration sera la vie de l’âme. La tête – toit ou coupole. Cette imagerie, à l’archaïsme indéniable, recouvre – selon Eliade – l’ensemble de l’Asie septentrionale et de l’Europe.

Vu de l’extérieur, le corps humain est pareil à une maison. Au milieu de cet habitaculum se trouve le souffle vital, l’âme. Etre « corps et âme » donc entier, équivaut à un état de grâce, foncièrement bref. Puis, on doit « rendre l’âme » (à qui ? comme si elle ne nous appartenait pas vraiment…) ou assister, « la mort dans l’âme » au décès d’autrui.

Dans cette maison aux neuf portes qu’est le corps humain, quel sera le cheminement de l’âme pour s’affranchir de l’enveloppe charnelle ? Essence vitale, l’âme dispose, pour quitter le corps, d’une sortie particulière, sacrée et secrète : une ouverture imperceptible au sommet du crâne, « Ouverture du toit » chez les Hindous, « Porte étroite » dans les textes bibliques. En somme, la dixième porte de l’être humain, celle de la liaison entre le monde intérieur et le monde cosmique. Toute croyance ancestrale, tout rituel guerrier organisée autour du crâne humain – coupé, brisé, utilisé en tant que coupe etc. – n’est pas sans rapport avec cette dixième porte, ouverture transcendante. La coutume, chez les Bretons armoricains, de frapper légèrement la tête d’une personne agonisante avec un marteau de bois (le maël beniguet) en est sûrement un souvenir. Tout comme la tonsure des moines ou encore l’habitude – qui disparaît de nos jours – de découvrir sa tête, en signe de respect pour une personne. Les hommes roumains, en signe de deuil, se faisaient couper les cheveux en haut du crâne et restaient tête nue durant une année, été comme hiver. Autant dire la remarquable complexité de tout rituel qui concerne la tête – porte de l’âme.

Plus encore : confronté à la situation extrême qu’est la mort, le prestige de cette dixième porte s’accroît jusqu’à ébranler la solidité de la maison. A la volonté du bâtisseur de clore un espace, de murer un petit monde à l’intérieur du grand, s’oppose le besoin d’ouverture et la nostalgie de communication de l’homme mythique avec le Cosmos suivant. Au Pays Basque les rituels font tout ce qu’ils peuvent (2)  pour permettre à l’âme de s’affranchir de la maison : premièrement « on entrouvre la fenêtre de la chambre où agonise la personne pour que son âme s’échappe vers le ciel » ; si ce n’est suffisant, dans le désespoir, on ouvre en grand toutes les portes et les fenêtres de la maison, quitte à « anéantir » par là, symboliquement, l’etxe. Plus étonnant encore un témoignage de Barandiaran : dans ce jeu dramatique de dons et de maldonnes entre la vie et la mort, le monde-ici et le monde suivant, les Basques préfèrent placer deux tuiles de part et d’autre d’un enfant récemment décédé, manière de suggérer l’espoir que le petit défunt s’en sorte par « en haut », par la « Porte du ciel ». Des tuiles déposées à même la terre… maison symbolique, temple inutile – sacré sans sacrifice… En Roumanie, si une personne est « au seuil de la mort », et que son agonie s’éternise, elle est sortie de la maison et déposée devant la porte, à même le sol, face à l’est, souvent sur du foin ou de la paille. A l’intérieur de la maison, dans de telles circonstances, on pratique un autre rituel de passage dont la finalité est toujours d’ouvrir la porte pour l’âme du mourant par le haut : neuf jeunes montent neuf fois dans le grenier y réciter neuf prières, précisément à l’endroit qui correspond, en bas, à la tête du mourant.(3)

Ces quelques exemples illustrent l’analogie symbolique de la tête et du toit, images à la fois de rupture ontologique et de transcendance. Subséquemment, cette symbolique intime des ordres aux architectes et déstabilise à jamais le statut du bâtisseur.

Spatialement, le rapport du Cosmos à l’homme est de l’infini à 1. Ce « un », complexe et inquiétant, se définit par la décade (9+1 : la Porte étroite). Le rapport de l’homme à la maison est de 1/5 : quatre points cardinaux ou quatre murs d’enceinte + le feu de l’âtre. La maison sera, à ses débuts, sépulture pour les défunts (à l’inverse des mégalithes – sépultures à l’usage des vivants !) et abri pour les hommes. D’où cette définition, assez surprenante de la maison : un abri perfectionné pour le feu.

Les matériaux utilisés pour bâtir les maisons – abris cosmiques – furent au début le bois, les branches et feuillages. N’en déplaise aux bâtisseurs de cathédrales, la maison qui jouit de la plus longue longévité fut la maison végétale (4) , que l’on suppose de forme tronconique, à l’image des tentes de nomades ou bien de coupole comme l’igloo.(5)

La forme des maisons évoque autant le corps humain que le Cosmos. Symboliquement, la suggestion est identique : le monde étant conçu en cercles concentriques, tout encerclement bâti garde une ouverture vers le Cosmos : portail, fenêtre, souche de cheminée.

L’abri végétal tissé et la cabane de bois sont de forme ronde. Ces « fonds de cabanes », fort nombreux en Pays Basque, délimitent, en projection plane, un espace rond comme la Terre ; en projection spatiale, le cône est un regard jeté vers le ciel. L’équilibre plus ou moins parfait entre ces deux éléments – ciel et terre – renseigne sur l’imaginaire profond d’une population, à un instant donné de son existence.

Avec les migrations indo-européennes, s’installe une perception différente de la Terre. L’espace s’élargit, en conséquence l’homme doit apprendre à s’orienter. Ceci explique probablement la présence, chez ces populations, d’habitations carrées, qui respectent à quelques degrés près les quatre points cardinaux.

Pourtant, ce besoin de géométriser la maison ne va pas sans une nostalgie certaine pour le cercle. L’octogone est en fait plus proche du cercle que du carré parce qu’aux quatre points cardinaux s’ajoutent quatre points intermédiaires et, ainsi, l’ensemble figure la Rose des Vents. Les expressions latines rosa mundi et rota mundi étaient équivalentes (6). Le christianisme s’impose au final, la forme octogonale acquiert un caractère religieux, telle celle des baptistères, construits pour un temps hors de l’église ; la Rose des Vents devient rosace ; l’octogone, lui-même, est assimilé aux thèmes de la croix. Comme s’il avait le sentiment d’avoir franchi une limite dangereuse, l’homme se ressaisit : les constructions octogonales, peu nombreuses, ne touchent pas la maison, elles gardent avant tout une dimension chrétienne, à travers par exemple les tours de certaines églises (aussi bien en Roumanie, le monastère d’Argès, qu’au Pays Basque, en Soule).(7)

Pour la maison basque, grâce aux études de J. Caro Baroja, deux vérités, au moins, semblent acquises. En ce qui concerne les matériaux, les maisons en bois sont les plus anciennes : « elles correspondent, sans doute, à une période où les habitants étaient effectivement des baserritarrak, c’est-à-dire des gens de la forêt (du basque basoa». Quant à la forme, Baroja pencherait pour la prédominance de la maison carrée (8). L’auteur souligne, en outre, « une étroite relation » entre l’habitat basque du IIe siècle ap. J.-C. et les maisons médiévales de l’Europe centrale. Il en résulterait une certaine homogénéité architecturale sur l’ensemble de l’Europe.

Dans une perspective symbolique, on observera d’abord que la maison archaïque européenne repose sur quelques éléments hautement significatifs. La forme carrée, ou cubique, déployée restitue la croix. La maison s’étale sur la terre sans s’aventurer en profondeur, espace souterrain des génies obscurs : la demeure basque ne possède pas de cave (9) . Elle ne fait que « signer » la surface de la terre.

Découpée de l’espace par ses quatre murs, la maison a son centre symbolique, cinquième élément définitoire, le feu du foyer consacré à Mari et dont le ministère revient à la maîtresse de maison, etxekoandere.

La cheminée forme la « colonne vertébrale » de la maison et se trouve au centre du carré. Anciennement, cette cheminée était de une forme ronde : « une énorme cloche, à base circulaire, en forme d’entonnoir ».(10)

La cheminée suppose une ouverture dans le toit pour éliminer la fumée du foyer. Cette ouverture est l’équivalent de « la dixième porte » du corps humain. La colonne de fumée, comme l’arbre cosmique, le pilier central ou la fontaine, participe d’un symbolisme solidaire lié à l’axis mundi. Souffle vital, l’âme rentre dans le corps humain et le quitte ensuite par la dixième porte. Essence sacrée, le feu s’élève par la cheminée pour devenir rayon de Soleil ou Vent. Les Cosmos s’emboîtent tout en conservant leurs statuts ontologiques spécifiques...

Ainsi toit et tête se rappellent inlassablement. Le crâne humain, à l’image de la montagne (11), équivaut à la voûte céleste en tant que « Porte du Ciel ». La lucarne faîtière ou l’« œil » du dôme en sont de lointains souvenirs. Les Cosmos concentriques doivent communiquer...

Il paraîtrait que les premiers rois du monde (tel Gengis Khan) seraient descendus du monde céleste par une ouverture du Ciel, le long d’un trou de fumée. Il paraîtrait aussi que les génies basques, de type Sorgin ou Maide, descendent chercher les offrandes des mortels par la cheminée. Aujourd’hui encore, portés par les cigognes, les bébés ne viennent-ils pas par le conduit de la cheminée ?

Notes

(1) Cf. l’excellent essai de Mircea ELIADE, Briser le toit de la maison. Symbolisme architectonique et physiologie subtile, in Briser le toit de la maison. La créativité et ses symboles, Paris, Gallimard, 1986, pp. 205-216. (RETOURNER)
(2) J. M. de BARANDIARÁN, Stèles et rites funéraires au Pays Basque, Bayonne, Ekaina, 1984, p. 11 et passim. (RETOURNER)
(3) S. Fl. MARIAN, Trilogia vietii – Inmormantarea la Romani. Studiu etnografic (La trilogie de la vie – L’enterrement chez les Roumains. Etude ethnographique), tome III, Bucuresti, Ed. Grai si suflet, 1995(1892), pp. 28-29. (RETOURNER)
(4) Pierre DEFfontAINES, L’homme et sa maison, Paris, Payot, 1972, p. 224 et passim. (RETOURNER)
(5) Une longévité qui a laissé des traces sinon matérielles tout au moins linguistiques, puisque le verbe « bâtir »signifie originairement « construire avec l’écorce », « construire des huttes en clayonnage » (cf. frq. *bastjan, de bast = « écorce »). (RETOURNER)
(6) René GUENON, Symboles de la science sacrée, Paris, Gallimard, 1977, ch. L’Octogone ; ch. La Porte Etroite. (RETOURNER)
(7) On remarquera que la pensée païenne fut plus audacieuse : l’octogone, la spirale, le labyrinthe ou l’ellipse sont autant de formes qui s’essaient à vaincre ou à s’affranchir de la perfection du cercle. (RETOURNER)
(8) Julio CARO BAROJA, Los Vascos, Madrid, Ediciones Minotauro, 1958 (1949), p. 134; p. 143. (RETOURNER)
(9) Collectif, Etxea ou la maison basque, Saint Jean de Luz, Edition Lauburu, 1980, p. 168. (RETOURNER)
(10) Luis Pedro PEÑA-SANTIAGO, Arte popular vasco, San Sebastian, Editorial Txertoa, 1985, p. 81 et le ch. Las Chimeneas [Les Cheminées]. (RETOURNER)
(11) Liée dans ce cas précis à une image ascensionnelle, d’élévation voire de salut, cf. l’hébr. golgotha = « crâne » ou le calque latin calvarium, de calva = « crâne ». (RETOURNER)


Emilia Ciobotariu, Docteur en Littératures française, francophones et comparées. Auteur de la thèse de doctorat Etude sur l´imaginaire de trois cultures européennes : basque, celte et roumaine., et lauréate du Prix de l'année 2001 : Culture Basque Ville de Bayonne-Eusko Ikaskuntza.

Euskonews & Media 178.zbk (2002 / 9 / 6-13)


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