Quand,
au début de nos sessions de l’Académie basque, en
novembre dernier, vint s’asseoir parmi nous, avec son attitude
douce et modeste, l’auteur de Kresala et de Garoa, nous
nous flattions de pouvoir, longtemps encore, compter sur la collaboboration
précieuse du romancier qui avait écrit les plus
pures pages de l’euskara littéraire et connaissait tous
les secrets du vocabulaire de la côte aussi bien que ceux
du parler paysan. Hélas! Domingo de Agirre nous a quittés
avant d'avoir pu nous communiquer ses incomparables lumières.
Un jour de l’hiver dernier nous avons accompagné sa dépouille
mortelle à ce joli cimetière de Zumaya qu’une verte
colline hausse dans la pleine lumière des champs et de
la mer.
A quelque temps de là, le
25 avril 1920, l’intelligente et active société
Euskal-Esnalea organisait à Saint Sébastien
une séance littéraire solennelle pour honorer la
mémoire du grand écrivain. Tour à tour M.
l’abbé de Azkue, directeur de l'Académie, M. Carmelo
de Echegaray, chroniqueur des Provinces basques, et enfin l’auteur
de ces lignes célébrèrent, dans la langue
où furent écrits Kresala et Garoa, le
Prêtre, le Poète et le Romancier. En attendant que
le bulletin de la Euskal-Esnalea publie le texte de ces
conférences basques, il nous paraît nécessaire
de dédier aussi un hommage à notre confrère
défunt dans
les pages de cette Revue où
il publia d’abord ses oeuvres maîtresses. Puisse cette légère
esquisse inspirer à mes lecteurs labourdins, navarrais
et souletins le désir de connaître des chefs-d'oeuvre
qu’ils ont trop longtemps ignores et le zèle de rivaliser
avec leurs frères d’outre-mont dans ce genre du roman populaire
basque, jusqu’ici trop méconnu parmi eux.
* * *
On a souvent plaisanté
le P. de Larramendi au sujet du titre prétentieux qu’il
a donné à sa grammaire: El imposible vencido.
A mon avis, Agirre aurait pu revendiquer pour son oeuvre,
avec autant de raison que le fougueux jésuite, l’exergue
incrimine. Premier romancier basque, par la date et par le mérite,
il a pu écrire une oeuvre parfaite (Garoa), dans
une langue que nul avant lui n’avait tenté de plier aux
nuances et aux subtilités d’une oeuvre littéraire
de longue haleine. En vérité, vouloir écrire
des analyses psychologiques et des descriptions délicates,
vouloir tracer des caractères et peindre des états
d’âme avec un vocabulaire qui n’a servi, pendant des siécles
(du moins ou témoignage actuel de l’histoire) qu’à
exprimer des idées frustes de labour et de pêche,
ce n’était rien moins que l’impossible. Cet impossible,
Agirre, le premier, l’a vaincu.
Je dis qu’il l’a vaincu: il ne l’a
pas tourné. Le danger, en effet, d’une pareille entreprise
était en ceci: que l’audacieux écrivain ne réussît
qu'à nous donner, à nous les lettrés, une
sorte de «tour de force linguistique», une oeuvre laborieusement
bâtie dont seuls les connaisseurs pourraient apprécier
les finesses et qu’il faudrait déchiffrer le lexique et
la syntaxe à la main, un livre, en un mot, fermé
à la masse des lecteurs. Mais pas du tout! Agirre est un
romancier éminemment populaire: il est surtout cela.
Trois choses, à notre avis,
lui ont permis de réaliser cet exploit: le choix de ses
sujets, la langue de ses personnages, le ton humoristique et doux
de sa pensée.
* * *
Toute langue comporte une vie à
laquelle elle est intimement liée et dont elle est l’expression.
La vie fait la langue. Or,comme la vie basque est essentiellement
simple et rustique, la langue basque, à son tour, doit
exprimer, nécessairement, surtout les concepts simples
et rustiques. On ne peut, sans lui faire violence, lui demander
encore de rendre des complications sentimentales ou intellectuelles
qui n’existent pas dans la vie dont elle est la formule. Si on
veut l’euskara plus subtil, il faut que l’euskaldun le devienne
aussi davantage. Le style c’est l’homme; la langue c’est la race.
C’est pourquoi la première
condition de respecter l’euskara c’est de ne lui faire traduire
que la vie basque, la vie simple et patriarcale.
Tel fut le mérite de Domingo
de Agirre. A vrai dire, il n’y parvint pas du premier coup. Séduit,
peut-être, par le succès du célèbre
roman espagnol, de Villoslada, Amaya le débutant
voulut écrire en basque un roman historique
des temps mérovingiens. Il fit choix de la vie de Sainte
Rictrude dont il fit sa Fleur des Pyrénées (Auñemendiko
Lorea) (1).
L’oeuvre, couronnée en 1897 au concours organisé
par la revue Euskalzale, n’atteignit pas le grand public.
La langue se pliait mal à ces exposés d’histoire
ancienne et torturait dans une déclinaison difficile les
noms barbares de Chilpéric (Tsilperiko), Childebert (Tsildeberto),
Theodoric, Bladaster, Adalbald et autres vénérables
héros de l’époque.
Agirre comprit son erreur et se tourna
vers la vie moderne. Il devina qu’il est plus facile de rendre
par la plume une vie observée directement que de la reconstituer
d’après des mémoires de seconde main. La préface
de Kresala nous prévient de ce changement de manière:
«Bertan agertuko
diran gizon da emakumeak eztira neure irudimenak asmau dituanak:
oso itsua espanago eta amesetan ezpanabill, bizi-biziak dira,
Arrondonoko sardiñak legez; nik ikusi ditut Arranondon
eta edonok edozeñ itsaserritan ikusi daikez». (2)
De fait, il suffit de lire dans Kresala
les pittoresques portraits de Mañasi (p. 53), de Tramana
et de Bris (p. 67), pour constater que ces types de femmes et
de filles de pêcheurs ont bien été croqués
tout vifs sur les muelles de Lequeitio et d’Ondarroa. Nulle
évocation du passé n’aurait su nous rendre d’une
façon aussi nette la physionomie de nos ports de la côte
basque.
Afin de saisir sur le vif scènes
et personnages Agirre quitta le studieux cabinet où il
avait tâché de faire du roman basque en compulsant
les vieux livres d’histoire et gagna, son bréviaire et
son parapluie sous le bras, les ruelles qui mènent au port.
La méthode était bonne. Mêlé aux groupes
de mariniers ou abordant les vendeuses de sardines et d’anchois,
il fit à son tour bonne pêche: les expressions savoureuses,
les récits pittoresques de la vie en mer, les portraits
d'après nature encombrèrent bientót ses carnets.
Le roman était fait: il ne restait plus qu’a l'écrire.
Kresala sortit tout frémissant
de cette vie journalière saisie à même la
rue. Certaines pages sont passées presque sans retouche
du carnet au manuscrit définitif. Ainsi cette scène
du chapitre VIII où deux marchandes de poisson échangent
leurs amabilités:
«Otzarakada bat atunegaz etorrela,
nasa gañean etozen emakumien artetik igarotean, bultzada
bat emoeutsan otzara orregaz Brisek Tramanari, uste bage edo
naita, ori eztakigu, bada era bietara gertatu zeikean. Tramanak,
burua biurturik, ikusi eban bere arerioa ta asi jakon:
—¿Nor da berau, ainbeste leku bear
dabena? Erregiña delakoan, Bris zorgiña baño
ezta.
Tramanaren esan garratza entzun orduko, itsi eban Brisek lurrian
bere otzarea, ipiñi zituan esku biak gerrian, da inguruetakoai
begira, buruari eragiñaz, esaeban:
—Ara, ara oin be zelan asten dan, kaskamotz, zikin, urdiori.
Ta arerioari ausarditsu arpegia emanda, jarraitu eban:
—Entzuizu, Traman zabala, atso popandia, ¿zein zorgintsutan
ikusi nauzu neu? Zeu izango ziñan zorgintsuan, zeu, baña
orditurik, eta ezenduzan esagutuko zeugaz ibiltzanak be zuk.
—¿Ordituta, neu? ¿Zegaz gero ordituta? ¿Zeuri atzo amantalpetik
kalean jauzi jatzun bonbillekoagaz?
—¿Eee? ¿Zeeer? ¿Neuri bonbilla jauzi jatala atzo kalean?
Guzurra diñozu, zaskil, zantar, tsarri, urde, zorritsu,
lotsabageorrek.
—¿Miñ emoten deutsu egiak, miñ? Alperrik ukatuko
dezu ba, Marikontzek be ikusi zenduzan ba. —Marikontze eskallu, tsatsala,
eskel, petralari ta zuri, biori, arpegiko narrua kenduko deutsuet
nik, neure atzamarrakaz, lodia daukazue baña...» (3).
Avec Kresala Agirre avait
trouvé la veine du roman populaire basque. Ce premier essai
dans la peinture des moeurs paysannes accuse quelques hésitations.
De plus, le livre est écrit dans le dialecte biscayen,
peu accessible aux lecteurs basques des autres provinces, Les
termes techniques de pêche e’t de marine arrêtént
forcément la marche du récit. Agirre qui avait pu,
à la faveur d’un long séjour à Zumaya, apprendre
à fond le dialecte guipuscoan et observer les moeurs des
laboureurs, voulut alors écrire un nouveau roman plus abordable
à la masse des lecteurs, autant par la langue employée
que par le choix du sujet. En 1909 la Revue internationale
des Études basques commença la publication de
Garoa. Le volume parut à Durango trois ans plus
tard.
Garoa est le chef d’oeuvre
d’Agirre et la plus belle oeuvre d’imagination qui ait été
écrite dans la langue basque. Autour d’une fragile intrigue
l’auteur a su grouper tous les épisodes les plus charmants
de la vie basque: les coutumes pastorales (ch. I et VII), les
travaux des champs (II et IV), le four à, chaux (p. 22),
la récolte du froment (p. 23), les noces (p, 50-56), le
baptême et l’enfance (72-76), le marche, les aizkolaris
(p. 84, 103). Toutes ces traditions invétérées
de la race, avec le riche trésor d’expressions qu’elles
renferment, devaient nécessairement fournir au romancier
une mine inépuisable de mots varies et des plus purs. Aussi
l’auteur a-t-il pu, sans recourir à cette abondance de
néologismes qui rend certaines productions modernes si
pénibles à lire, nous donner une oeuvre à
la fois très littéraire et très compréhensible.
A ceux qui prétendent que le basque est une langue pauvre
je conseillerais de se reporter à la page 3 du roman où
le mot «bruit» se trouve exprime en 20 mots différents
ou encore à la description si minutieuse d’un intérieur
de ferme (p. 15) ou enfin à ce paragraphe de la page 41
d’une allure tellement euskarienne que je le juge tout à
fait intraduisible dans une langue indo-européenne pour
riche qu’elle soit:
«Bi ama oiek [les deux belles-mères
débattant le contrat de mariage]... egiñ zituzten
egiñalak... alkar zuritzen ta zilibokatzen; biak galanki
eskatu ta labur eskeñi zuten... eziñeike, badezakezu,
eztaukagula, badezutela, eztanean ezta, nai danean al da, nondik
baña, zenbat bada, geuk zer jango, nola biziko, bestiai
zer emango; aserre ta adiskide, azkar ta makal, ezetz ta baietz,
atzera ta aurrera, gora ta bera; baño, azkenean ere...erabaki
ta korapillatu zan ezkontza...»
Si vous voulez voir un docteur en
grammaires s’arracher de dépit jusqu’à son dernier
cheveu, je vous conseille de lui demander une analyse grammaticale
de ces 8 petites lignes. En revanche il n’y a pas un baserritar,
de Bassussarry â Sainte Engrâce et d’Ochagavia
à Lequeitio qui n’en saissise du premier coup toutes les
nuances. C’est de la plus pure littérature basque... de
cette littérature qui «n’existe pas».
* * *
Le sujet rustique, abondant en expressions,
accessible au génie du lecteur, tel fut le premier élément
de succès qui servit si bien Domingo de Agirre. Il faut
joindre le vocabúlaire simple, pittoresque et concret des
personnages. L’écrivain n’a pas eu besoin de traduire à
coups de dictionnaire des concepts lus ou puisés dans des
langues d’un modisme différent, ni de calquer ses phrases
sur des phrases étrangères. Il n’a eu qu'à
recueillir les termes sortis des lèvres des paysans. Voilà
pourquoi son oeuvre est populaire, voilà pourquoi elle
est écrite en un style de pure composition euskarienne.
Nous avons donné plus haut un exemple de ce dialogue monté
en couleur (Bris et Tramana). Les laboureurs ont un langage plus
fin, mais tout aussi typique. En regard de l’altercation entre
sardinières que nous avons citée voyez cette dispute
entre paysans:
«[Eztaietako] tuntuna ta gurdien
soñua aditzean, sorolanetan zeuden auzoetako nekazariak,
gizon ta emakume, beren besoak atsur kertenaren gañean
toleztatuta, begira gelditu ziran danak, urruti aldetik. Sorotik
sorora asi zuten izketartea, deadarka: «Ufa! Zenbat gauza eder!
Daukanak agertzen du bear danean!»
—«Eztu, ez, Ana Josepak toki tsarrera bota begia. Mikalla» [andre
ezkongaia] bezelakoak gutsi!)
Talo itsurako arpegi zabal borobill ta matralla gizen gorridun
atsur neska batek: «Mikallak dirua ugari, dirua. Dirua kendu
ezkero, ura besteko neskatsak badira.» Aldameneko agure zar alargun
batek, parrez ta isil antzean: «Zeu bat ¿ezta Luisa? Zeu bat.
Naigabetan zaude, gaisori, eztaietara deitu eztizutelako; baña
zu ta ni ezkontzen geranean, geuk ere eztiegu deituko...»
Luisak, aserre, suak arrurik eta sokorra joaz: «Jolaserako gogoan
bizarra daukazute!» —«Ez aldeitzazu ondo?» —«Ezkon zaite Anbotoko
zorgiñarekin, nai badezu!» (4).
Agirre qui a su traduire avec une
si belle vigueur les invectives des marchandes de poisson d’Arranondo
excelle à noter les finesses du dialogue paysan entre gens
de la maisonnée. Voici la prudente maîtresse de maison
en butte aux assauts de ses petits enfants qui réclament
des hardes neuves:
— Ama, dirua bear degu ba oraiñ
ere.
— ¿Dirua? ¿Beti dirua? ¿Zertako?
— Manueltsori praka batzuk eta abarketak erosteko.
— Ama Kataliñek egingo dizka prakak eure batzuekin.
— ¿Jaiegunetarako ere bai?
— Baita. Ondo ederrak dauzkak jantzi naiezta ganbarako aga zarrean.
— ¿Ederrak, ama, atze ta aurre arabakiz beteak daudeta?
— Ezta ajola.
— Ta abarketak?
— Eztauzka oraindik aiñ zarrak.
— ¿Zarrak eztauzkala? Ator Manuel. Begira beio, Ama, ara nola
biatzak agiri dituan.
— Josiko dizkat biarko.
— ¿Biatzak?
— Ara beste... argi iturri.
— Tsapelare beardu.
— ¿Zer? ¿Tsapela? ¡Aita ta semea!... ¿Noiz erosi nion nik azkenengoa?
— Oraiñ bi urte.
— Oraiñ bi urte ¿ta ostera tsapel berría? Ondatuko
zendukete zuek Drotsillen aberastasunare. — Ez berorren eskuetan balego.
(5)
Nous terminerons cette série
d’exemples par la jolie scène des «moustaches». On sait
la répulsion qu’éprouvaient, jusqu'à ces
derniers temps, les Basques pour cet appendice rugueux qui coupe
d’une barre hirsute le galbe plastique et lisse d’un beau visage
d’homme. L’aieule Ana Josefa voit lui revenir, après plusieurs
années passées en Castille, son fils Juan Andrés
devenu un étranger: «Ez aiz mendikoa, (lui a dit
le père dans un basque d’une belle concision). Eztidurik
gutarra. Joan zaizkik emengo garo usaiak». (6)
A son tour la vieille etxeko-andre,
«le visage ridé», «avec un air perpétuel de
fâcherie» adresse ses reproches au prodigue:
— Mutill, gauza batekin natsiok
arrituta. ¿Zer ekarri dek or, españ gañean?
— Orisen da galdera. Bibotea. — Bibotea? Kendu itzak bizar oiek ainbat lasterren. Gurean
eztek orrelako zikinkiririk beñere izan ta.
— Bai zera kendu! (Beatzez igortziaz). Ondo egoki dauzkat.
— Egoki? Zertarako egoki? Sudurreko urentzat malatua egiteko?
Kendu bearko dituk laster, edo ta bestela...
Semeak etzituan kendu, baña Ana Josepak egin zion egitekoa.
Juan Andrés lotan zegoan tsolartean, guraiza
zorrotzez, trist, trast, moztu zizkion goi-españeko bizarrak.
¡Ze demontre! ¡Fuera bizarrez! Zabaletan
etzan biar biboterik. (7)
C’est ainsi que, dans les plus
petits détails, Agirre note et défend les traditions
de la race. Il relève les plus infimes sur un ton d’humour
et de bonhomie et célébre les plus graves
avec des accents profonds. Il revendique hautement le droit des
parents à intervenir dans les questions de mariage de
leurs héritiers: «Estira beti tsarrenak izaten gurasoak
korapillatu dituzten ezkontzak» (8);
il chante la beauté morale de l’homme
qui vit sur les hautes cimes: «Gizon tsarrak gutsitan mendi
zale» (9);
il célèbre la poésie de la maison basque,
entourée de ses dépendances «amari gonetatik
eutsika dauden aurtsoak bezala» (10);
il relève d’une façon touchante la place de choix
qui est faite au domestique dans la famille (pp. 51, 59) et celle
qu’on donne à son enfant, quand il se marie, à l’égal
des enfants de la maison (p. 74). Bref, c’est de la pure vie basque
qui coule à pleins bords dans les pages de son livre.
* * *
Enfin, un dernier élément
de popularité dans l’oeuvre d’Agirre, c’est le charme naïf
de sa pensée et de son expression, doucernent
gaies et, enjouées. II excelle à exprimer de ces
apophtegmes malicieux où se complaît l’esprit sentencieux
du paysan: «Beti izan da gozoagoa auzoko
janaria» (11).
«Ezkongei daudenean, emakume guzxtiak onak dira: ezkonduta
gero ¡erdiak balira!, (12).
Ses comparaisons éveillent toujours un sourire: «Bigunago
zegoan sasiko masustarik elduena baño» (13).
«Soñu ori [gurdiena]... erritarrentzat, asunarekiñ
lepoan ikutzea bezala» (14).
Le son des pièces d’or, à l’oreille de Mari Batista,
la vielle économe, ont «un son meilleur que le braiement
de notre âne» (p. 53); et pour dire d’une façon plus
heureuse «attendre indéfiniment», l’écrivain caustique
dit: «arbi loreak jayo arte, jusqu’à ce que fleurisse
la fleur des raves» (p. 20).
Toujours selon le goût des
paysans, Agirre conduit son récit avec une lente sérénité.
Il a décrit l'extérieur de la ferme. Il va passer
à l'intérieur: «Toki aien barruan zer zegoan
jakiñ bearrik bai alda? Eprouve-t-on le besoin de savoir
ce qu’il y avait au dedans de ces lieux? Basetsetakoak badakite,
baño ez itsastarrak: ezta, bada, aiñ gaizki etorriko
auentzat emen zerbait jartzea. Les paysans le savent, mais
point les habitants des plages: il ne viendra donc pas trop mal
A ces derniers que nous en disions ici un mot». (p. 15).
Agirre sait que le paysan basque
rit volontiers des ivrognes. Les allusions vont jusqu’au jeu de
mots: «Eztaietan jan galanki, edan galanki, ta gero mosk...
Orra, orraba esan isillik euki bear nuana. Aux fêtes
on mange raisonnablement, on boit raisonnablement, puis on se
saoû... Le voilà le mot que je ne voulais pas dire!»
(p. 22).
Quelle physionomie de laboureur ne
se dériderait à lire la conclusion du récit
des noces d'Azkarraga?
«Etzuten oker andirik izan: gizonen
batzuk, iñoiz baño geyago ta adiskidetasun andiagoan
itz egin bearra, lenbizi; dantzan egiteko gogoa edo ezkonberrien
alde itz neurtuak esan naia, urrengo; toteltasun
apur bat geroseago; zuzen ibilli eziña illunabarrean...
ta lo ederra, azkenez, oia arrapatu zutenak oian, ta Peru Odolkik
Goinetseko soro ertzean.» (15).
A cet humour pyrénéen
il faut joindre, chez Agirre, un ton de modestie ingénue
qui plaît et d’avance désarme la critique. Ecoutez
la fin du prologue de Kresala: «Maintenant que j’ai relu
mon travail en entier, je vois clairement qu’il est bien plus
difforme que je ne l’avais cru. Rien de ce que j’ai fait ne m’a
jamais satisfait: ce roman encore moins. Quand mon imagination
le conçut, je ne me faisais point d’illusion, car je connais
ma faiblesse: je savais qu’il serait frêle et sans substance,
car son auteur est ainsi: mais pas au point où je le découvre
maintenant.»
On pourrait penser que le succès
de ce premier roman de la vie rustique a dissipé les timidités
du débutant. Il n’en est rien. Au début de Garoa,
le romancier note la faveur qui accueillit son oeuvre mais
son pessimisme ne désarme pas: «Je suis Garoa, le
jeune frère de Kresala... A mon aîné
les Basques firent bon accueil. Aujourd’hui on applaudit à
tout, et on l’applaudit parce qu’il avait poussé en pays
basque. Mais moi, je ne viens pas chercher les applaudissements...
Comme la pauvre fleur d’entre les épines, j’ai l’air d’une
fragile plante de peu de soleil... Comme dit mon père.
Kresala et moi nous sommes l’oeuvre d’un homme de peu d’envergure,
des avortons; et notre père nous connaît bien. Avant
ma naissance il croyait que je serais quelque chose; mais quand
je suis né, comme il m’emportait à la prairie, il
est resté à me regarder et il m’a vu sur la peau
bien des tares, une faiblesse insoupçonnée dans
les flancs. Malgré cela vous ne me ferez pas mauvais accueil.
On ne regarde jamais de méchant oeil l’humble et le petit.
Et de plus, lecteur, on n’obtient pas ce qu’on voudrait: on fait
ce que l’on peut. Il naîtra, en basque, de belles oeuvres,
grasses et fortes. Qu’elles viennent donc, et le plus tôt
sera le mieux. Qui sait si, en me voyant si débile, vous
ne voudrez pas, à voire tour, faire une oeuvre plus forte?
En attendant, prenez-moi tel que je suis. Allons! Voici Joannes
le berger. Ouvrez-lui la porte. Etendez-lui un peu de feuillée...»
Agirre est mort avant d’avoir pu
nous donner l'oeuvre décisive que promettaient des essais
de plus en plus sûrs. Ce roman de Ni ta ni dont l'auteur
nous entretenait naguère, dans nos promenades solitaires
sur la route de Zumaya à Guetaria, reste inachevé.
Mais nous sommes persuadé que le sillon par lui tracé
ne sera pas comblé sous la poussière de l’oubli.
Agirre a été un initiateur. Il a frayé la
voie aux romanciers et aux poètes de demain. Une jeunesse
ardente a lu ses livres. Elle rêve de nous donner mieux
encore. Qn'elle s’attache au filou découvert, par l'humble
chapelain des Carmélites de Zumaya.
Saint Paulin de Nôle, dans
l’une de se; Epîtres, donne à ses disciples ce joli
conseil: «Operare et excole hanc regionem terroe tuoe frater,
ut germinet tibi frugem fertilem, plenam adipe frumenti. Travaille,
ô mon frère, et cultive cette terre de ton petit
pays: elle te rendra une moisson fertile, pleine de la moelle
du froment.~
Qu’ils exploitent donc «la terre
du petit pays» les écrivains basques de l’avenir; du «petit
pays» avec ses moeurs, ses traditions, son génie. Qu’ils
puisent aux sources qui jaillissent de nos montagnes et coulent
par nos vallées!
Que si, parfois, la lassitude les
prend, dans cette tâche fruste et sans éclat, Agirre,
par delà le tombeau leur fera entendre le mâle conseil
qu’il a placé dans la bouche de son chef de maison secouant
les fils endormis sur la glèbe, — ce conseil dont l'Académie
basque s’est inspirée pour en faire sa devise: «Asi
ta ekiñ, EKIÑ ETA JARRAITU, aurrera ta aurrera
beti! (p. 25). Commencer et parfaire, parfaire et poursuivre,
en avant, toujours en avant!».
PIERRE LHANDE. de l‘Académie de la
Langue basque
(1)
Bilbao, 1898. (RETOURNER)
(2) «Les hommes et les femmes qui vont apparaître
ici ne sont point de ceux qu’aurait pu inventer mon imagination.
Si je ne suis point aveugle et si je ne rêve point debout,
ils sont «tout-vivants» y, comme les sardines d’Arranondo:
je les ai vus à Arranondo et le premier venu pourrait
les voir dans tout village du bord de la mer» (Kresala.
Durango, 1906. p. 10). (RETOURNER)
(3) «Comme Bris passait parmi les femmes qui
encombraient la digue, en portant une corbeille de thons,
elle bouscula Tramana avec son panier, sans le vouloir ou
le voulant, cela nous ne savons, car les deux hypothèses
sont plausibles. Tramana s’étant retournée vit
son ennemie et elle lui jeta: «Qui êtes vous, pour tenir
tant de place ? Avec vos airs de reine, vous n’êtes
qu’une sorcière!» Quand Bris entendit la cinglante
apostrophe de Tramana. Elle posa sa corbeille à terre,
planta ses deux mains sur ses hanches et regardant tout autour
d’elle tandis qu’elle hochait la tête, elle dit: «Entendez-vous
cette pelée, cette malpropre, cette ivrogne?» Et dressant
vers sa rivale sa face insolente elle poursuivit: «Ecoutez,
vous, la vaste Tramana, vieille haridelle à la grande
poupe. dites-moi: où m’avez vous vue exercer la sorcellerie?
C’est vous qui en faites, mais saoûle au point de ne
pouvoir reconnaître ceux qui vont avec vous» «Saoûle?
moi? Avec quoi me serais-je saoûlée? Avec ce
qu’il y avait dans le flacon qui vous est échappé
de dessous le manteau, hier, dans la rue?»—«Quoi? Comment?
que j’ai laisse tomber un flacon hier dans la rue? Vous mentez
le mensonge! sale! dégoûtante! porc! truie! pouilleuse!
éhontée!» —«La vérité vous offense,
hein?Elle vous fait mal! C’est en vain que vous nierez. Marikontze
vous a bien vue!» «Marikontze? cette goujate, cette gueuse,
cette bavarde! Je vais vous arracher la peu de la figure à
toutes deux avec les ongles, vous l’avez assez grosse pour
cela!» (Kresala pp. 67 - 68). (RETOURNER)
(4) En entendant le bruit du tambourin et
des chars, les laboureurs qui vaquaient aux travaux des champs,
hommes et femmes, appuyant leurs bras sur le manche de la
pioche, s’arrêtèrent à regarder... Le
dialogue commença à s’élever, de champ
à champ, de loin, à grande voix: «Oh! Que de
belles choses! Ah! Celui qui possède sait bien le montrer
à l’occasion!» —Vraiment Ana Josefa n’a pas jeté
les yeux à un mauvais endroit! Il y a peu de filles
como Mikalla [la francée].» Une fille de ferme aux
grosses joues rouges et à la large figure ronde comme
un pain de maïs, dit: «L’argent! Voilà ce qu’elle
a pour elle, Mikalla, l’argent! Otez lui l’argent et vous
trouverez bien des jeunes filles qui valent Mikalla!» Un vieux
laboureur, veuf depuis de longues années, qui travaillait
près d’elle lui dit à mi-voix: «Et vous en êtes
une, n’est ce pas, vous, Luisa? Pauvre petite! Vous êtes
contrariée parce qu’on ne vous a pas invitée
à la noce? Mais, soyez tranquille! Quand nous nous
marierons vous et moi nous n’inviterons pas non plus ces gens-là»...
Luisa, furieuse, la figure toute en feu et frappant le bouvillon
riposta: «Vous avez bien la barbe à vous amuser, vous,
aujourd’hui!» —«Est ce que cela ne vous paraît pas bien?»
—Eh! mariez-vous avec la sorcière du mont Anboto, si
vous voulez!» (Garoa, pp. 44-45). (RETOURNER)
(5) — Grand’mère, il nous faut encore
de l’argent. — De l’argent? Toujours de l’argent? Pourquoi?
— Pour acheter à Masueltso des culottes et des abarkas
(espadrilles). — Maman Catherine lui fera des culottes avec
quelqu’une des tiennes. — Et pour les jours de fête
aussi? — Aussi. Tu en as de fort convenables, que tu t’obstines
à ne pas mettre, sur la vieille perche de la chambre.
— Convenables? grand’mère! Elles sont pleines de reprises
par devant et par derrière! — Cela n’y fait rien. —
Et les abarkas? — Celles qu’il porte ne sont pas tellement
vieilles. — Qu’elles ne sont pas vieilles? Viens ici, Manuel.
Regardez donc, grand’mère. On lui voit les doigts au
jour. — Je les. lui coudrai pour demain. — Quoi? les doigts?
— Allons ¡bon! voilà une autre fenêtre! — Il
lui faut aussi un béret. — Hein? Un béret? Jésus
Marie! Quand donc lui avait-je acheté le dernier? —
Il y a deux ans. — Il y a deux ans. Et déjà
un nouveau béret? Mais vous dilapideriez la fortune
d’un Rotschild!
— Oh!... pas si elle était entre vos mains! (Garoa,
pp. 29-30). (RETOURNER)
(6) Tu n’es plus celui de la montagne, celui
de chez nous Tu as perdu nos parfums de fleur de maïs.
(p. 116). (RETOURNER)
(7) — «Garçon, je dois te dire une
chose qui me tourmente. Que nous as-tu porté là,
sur la lèvre? — En voilà une question! Eh! la
moustache! — La moustache? Enlève moi ces poils-là
au plus tôt, Chez nous on n’a jamais porté de
pareille saleté — Ah bien oui? enlever la moustache!
(La frisant entre les doigts). Elle me sert trop bien!
— Eh! de quoi donc? de canal pour les humeurs nasales? Il
faudra que tu rases cela bien vite, sans quoi...» Le jeune
homme n’en fit rien, mais Ana Josefa lui règla sou
affaire. Pendant que Juan Andrés dormait elle lui coupa,
cric crac, avec des ciseaux bien affilés les poils
de la lèvre supérieure Que diable! A bas les
poils! Chez les Zabaleta il ne fallait pas de moustaches!
(Garoa, pp. 117-118) (RETOURNER)
(8) Ils ne sont pas toujours le plus malheureux,
les mariages qui ont été faits par les parents
(p 42) (RETOURNER)
(9) Les hommes méchants sont rarement
montagnards (p. 10). (RETOURNER)
(10) Comme les petits, pendants aux jupes
de leur mère (p. 14). (RETOURNER)
(11) La cuisine du voisin a toujours meilleur
goût (p. 32). (RETOURNER)
(12) Avant de se marier toutes les femmes
sont bonnes: une fois mariées... s’il y en avait la
moitié [de bonnes]! (p. 34). (RETOURNER)
(13) Elle était plus mielleuse que
la mûre de la haie la plus à point. (p. 40).
(RETOURNER)
(14) Le grincement des chars, pour les gens
de la ville, c’est comme si vous les touchiez au cou avec
des orties. (p. 43). (RETOURNER)
(15) Il n’y eut pas de grand accroc: d’abord
certains hommes qui éprouvaient le besoin de se parler
plus fréquemment et plus intimement que d’habitude;
puis la démangeaison de danser et d’adresser des couplets
aux nouveaux mariés; un peu plus tard, quelque bégaiement;
vers la nuit, la difficulté pour marcher droit... Enfin
tous firent un beau somme, ceux qui purent trouver leur lit,
dans leur lit. et Peru Odolki [l’ivrogne] au beau milieu de
la prairie de chez Goyeneche! Garoa, (p. 51)
(RETOURNER) |
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