Situé au cour de Bayonne, dans
un bâtiment datant de la fin du XIXe, le musée Bonnat
offre au public une très belle collection d'ouvres d'art,
tableaux, sculptures et objets, dont une grande partie provient
d'un artiste, Léon Bonnat, amateur éclairé
qui collectionna entre 1880 à 1900 : Rubens, Le Greco,
Degas, Titien, Raphaël, Watteau. auxquels s'ajoutent Ingres,
Vinci, Michel-Ange, Murillo, Goya, Rembrandt, Fragonard, David,
Géricault, Delacroix. Dernièrement enrichi par
le legs de Jacques Petithory, le musée Bonnat peut prétendre
rivaliser avec les grands musées français, et son
cabinet de dessin est de réputation internationale. Pour
parcourir ces collections, apprécier ce musée spécialisé
en portraits et tourné vers la peinture espagnole, appréhender
l'importance des beaux-arts dans la formation du jeune public,
comprendre les bouleversements qui sont apparus depuis 25 ans,
nous éclairer sur l'intervention de Jorge Semprun l'été
dernier - un nouvel accrochage des tableaux associé à
un argumentaire, Vincent Ducourau, conservateur du musée,
a accepté de nous recevoir et de nous éclairer
de sa vision des lieux.
Des affinités artistiques qui mènent au patrimoine
-Comment vient-on à embrasser le métier de conservateur?
Au départ j'avais une passion pour tout ce qui est artistique,
plutôt pour la création que pour le patrimoine.
À Paris, j'ai participé à certaines activités
artistiques dans le domaine de la musique et du théâtre,
et puis j'ai découvert tout cet aspect patrimonial, qui,
il y a 20 ou 30 ans, n'était pas développé
comme il l'est maintenant. Je crois que le lieu d'étude
provoque des opportunités, et que l'étude de l'histoire
de l'art mène à certaines choses... l'envie au
départ d'être un narrateur, un journaliste comme
vous, l'envie de raconter que les choses du passé continuent
à exister fortement, à être vivantes. Elles
ne sont jamais exclues du présent, c'est une conviction
et un intérêt déterminant pour moi, je n'éprouve
ni lassitude ni nostalgie face aux choses anciennes. Au contraire,
je crois qu'une pulsion continue à les alimenter. Parfois,
j'ai des plaisirs dans des choses très anodines : un cadre,
un verso de tableau, lorsque le coté artistique et artisanal
qui se mêlent. J'aime trouver les significations, savoir
pourquoi elles me touchent comme cela.
-Oui les faire vivre.
Absolument quel sens peuvent-elles avoir aujourd'hui.
-Eclairer notre société?
Oui complétement, vous savez, on devient spécialiste
de son propre musée. Ici c'est un musée de portraits,
regardez le nombre de regards, de douceur, de subtilité
parfois de férocité. Je pense que petit à
petit, le musée, les ouvres m'ont façonné,
dirigé vers des centres d'intérêts. Les ouvres
dans leur dimension sont inépuisables, c'est pour cela
qu'on les appelle ouvres d'art et je vérifie sur moi -
et sur le public- qu'il n'y a pas de lassitude. Les tableaux
les plus controversés évoluent dans l'esprit des
gens. Par exemple il y a une ouvre ici qu'on n'avait jamais montré,
un tableau très pompier d'un certain Saint Germier "La
Navaja" au sens de cet immense couteau, une transposition
en peinture du Carmen de Théophile Gautier, un tableau
que Jorge Semprun a ressorti l'été dernier parce
qu'il parlait de l'Espagne. Et bien ce
tableau enthousiasme le public ! Cela me remet en cause, moi
qui ne l'avais jamais sorti. Le regard du public répond
à d'autres critères que les miens, -l'histoire
de l'art : une certaine atmosphère de violence, comme
dans le Guernica de Picasso. C'était d'ailleurs au moment
des événements du Kosovo.
-Une actualité de village bombardé.
Absolument, ce qui me fait dire que nous avons des critères
qui ne sont pas suffisants. Cela me fait beaucoup réfléchir
sur la manière qu'ont les ouvres d'art à vivre
en fonction des périodes.
Imprimer sa marque
-Il faut expliquer l'importance de la marque qu'un conservateur
peut imprimer au musée qu'il dirige, quels ont été
et sont vos choix?
Il y a 25 ans que je suis là. Cela paraît tellement
loin, le musée était dans sa formule fin XIXe début
XXe siècle, bousculé par l'intrusion d'une bibliothèque
municipale. L'enveloppe était telle qu'elle se présente
aujourd'hui, mais les ouvres avaient été un peu
enfouies, même si elles restaient intactes, du fait aussi
du testament de Léon Bonnat qui interdit que les ouvres
sortent du musée.
-On parle de donation ou de legs dans ces cas-là?
Oui c'est un legs, une collection nationale avec cette clause
testamentaire.En plein XXe siècle, c'était encore
très XIXe, un musée très assoupi: les ouvres
ne pouvant sortir elles n'étaient pas valorisées
à l'extérieur.
Mais en s'en approchant, on se rendait compte que ce n'était
pas que cela, plutôt un musée de grand collectionner,
de peintre du XIXe. Bonnat a collectionné beaucoup de
dessins, des esquisses, tout un côté vivant en permanence,
matière à réflexion, matière à
étude pour lui-même. En mars 1977, la rénovation
du musée est décidée par la ville avec l'aide
de l'Etat : on se rend compte qu'il y a lieu de faire quelque
chose d'important, une restructuration. Nous sommes dans une
embellie des musées que l'on refait, dans des bâtiments
au goût du jour avec des techniques d'accrochage chronologique
: on part des Antiquités et l'on finit au XIXe.. Le musée
réouvre en 1979 et cela fonctionne très bien car
c'était l'accroche la plus facile. Les ouvres étaient
vues mais sous le biais de l'histoire.
-Une manière très pédagogique, didactique
en fait?
Voilà: si je parle de Bonnat, j'en profite pour parler
de Jules Ferry.
Les musées se sont rafraîchis mais sans réflexion
sur leurs fonctions. Il fallait que certaines personnes orchestrent
pour les autres un éblouissement. C'est comme si on vous
faisait rentrer dans la salle du banquet quand le couvert est
mis, mais vous n' êtes pas invité vraiment à
goûter.
Et puis peu à peu, dans les salles, on voit le regard
des gens qui évolue, leur tendance à être
critique et l'envie de dire : et si on les changeait de place,
si on m'en montrait d'autres, à côté pour
les faire rebondir. Les Rubens qu'on me montre ont-ils besoin
d'être dans des salles sacralisées, les Bonnat qu'on
ne me montre pas sont-ils aussi nuls ?
-Cela chamboule les idées
reçues.
Oui, mais il faut le vérifier. On se rend compte des regards
des gens qui vont dans les réserves. Les scolaires par
exemple, ont envie de tableaux que je ne montre pas, alors. On
se dit l'idéal c'est de tout chambouler, mais ce n'est
pas évident de dire cela à une municipalité
qui a un musée qui marche. Alors, le nom de Semprun, sa
personnalité étaient assez judicieuses pour tenter
l'aventure.
Avec Jorge Semprun, un nouveau regard sur les ouvres
-Qu'elle est la petite histoire de la venue de Jorge Semprun?
C'est quelqu'un qui me fascinait, j'aimais bien ce regard de
sagesse qu'il avait, dans ses livres, ce regard d'un individu
qui a traversé le siècle. J'ai toujours été
frappé de voir comment il pouvait dire un mot sur tout,
en s'alimentant de tout pour parler lui-même. Je lui ai
écrit pour lui proposer cette opération. Je savais
qu'il connaissait le musée, que Bayonne était une
ville qui l'intéressait au nom de son parcours personnel:
l'exil et la clandestinité, il les a connues ici, dans
sa jeunesse. Ensuite il s'est rendu compte que Bonnat avait été
formé à Madrid, qu'il y a ici un rapport très
fort à l'Espagne.
Il va répondre plus que ce que je ne l'attendais et que
je pouvais l'imaginer. Il n'a pas le discours de l'historien,
mais celui du petit choc en passant, du clin d'oil, il est captivé
par certaines choses. Il n'a pas d'angoisse de connaître
ou de ne pas connaître. Il continue à venir ici,
à raconter la vie, le monde c'est exactement ce dont j'avais
envie.
Le musée reste simple, il n'y a pas de grands tableaux
qui raconteraient Bayonne. Il raconte l'histoire de l'art, on
est dans la manière où Bonnat regardait ces ouvres,
dans son atelier, posées par terre, il "pompait"
dessus, lui le peintre académique. On ne reçoit
pas tous les autocaristes venant de Lourdes ou allant au musée
de la mer de Biarritz. Il est dans l'itinéraire de visiteurs
qui savent que ce n'est pas un musée très facile.
Mais un musée avec une atmosphère pas trop importante,
d'images qui ne sont pas dans la tête de tout le monde
mais qui ne sont pas d'une immense nouveauté non plus.
Donc Semprun n'avait pas d'interdit dans le musée. Il
développe un argument: en bas l'exil avec des tableaux
espagnols de Goya, Murillo. Napoléon ne veut pas dire
la même chose pour lui que pour nous. Au premier étage,
il propose le travail de Bonnat : Madrid, les portraits bourgeois,
la transformation, les références à Madame
Verduren. un côté littéraire des salons.
Au dernier ét age l'attirance du Sud, le regard des peintres
français sur l'Espagne, le rapport avec l'espagnolade,
le coup de poignard.
Moi je dis toujours que ce que Semprun a fait d'autres l'auraient
fait, différemment. C'est un prétexte à
sortir beaucoup d'ouvres, à chambouler nos salles sacralisées,
à aligner nos tableaux sur les murs et à en mettre
un maximum, pour modifier le regard du conservateur trop propriétaire
de ce musée. Je sentais bien que j'arrivais à des
limites. Cela a été un déclenchement. Par
exemple, pour la salle des nus, on a ressorti des tableaux pas
du tout intéressants, alors la question est: est-ce qu'ils
affaiblissent ou renforcent les autres?
Devant les tableaux,
certaines personnes sont agacées, ont l'impression qu'on
a voulu retrouver des accrochages XIXe, là on se fait
avoir. D'autres plus jeunes souvent, se fendent la pêche
devant les tableaux, ont des jugements à l'emporte-pièce,
font des choix. tout ce qui est dit l'est certes au premier degré,
mais c'est aussi un regard sur une ouvre. Il y a beaucoup plus
de liberté devant ce type d'accrochage, il y a aussi beaucoup
plus d'inintérêt aussi, mais on zappe quand cela
ne nous plait pas.
-On rompt avec une certaine logique de l'accrochage chronologique,
avec l'évolution des techniques de peinture et des goûts
en fonction des époques. les mélanger procure une
autre vision?
Oui on se rend compte de la force d'un Géricault à
côté d'un autre : pourquoi est-il fort? Il y a tout
le mystère d'une ouvre, les gens sont interpellés
par des tableaux. chacun peut les découvrir. Et c'est
vrai ce que vous dites, avec cet accrochage chronologique on
avait l'impression que c'est en final que cela devrait être
le mieux. et à la fin on n'en pas si sûr, alors
que cela devrait être forcement mieux.
Les ouvres d'art vont à la rencontre des écoliers
-On entend aujourd'hui des scolaires, comment le musée
s'intéresse-t-il aux jeunes?
J'aime cette atmosphère de piscine ici, de gazouillis,
mais on évolue aussi là-dessus. Un temps on avait
un super service éducatif avec des verrières, un
lieu, des ateliers jusqu'il y a 3/4 ans. Le manque de place pour
le technique a empiété sur cela, mais ce n'est
pas tellement la raison. Je trouvais qu'il avait mieux à
faire que de recevoir les groupes scolaires au musée.
Le regard des enfants a beaucoup évolué. Quand
ils rentrent au musée, c'est le côté palais,
où tout est un peu impressionnant, qui les séduit.
Or les enfants d'aujourd'hui peuvent avoir des fascinations multiples
sans que nous jouions aussi sur ce registre. Depuis deux ans,
nous allons dans les classes avec le camion du musée qui
amène des grands tableaux dans leur caisse avec tout un
cérémonial. Le tableau reste à l'école,
dans la classe.
-Donc ce sont les ouvres et les artistes qui font au-devant
des enfants et non l'inverse.
Voilà, on a assisté à des chocs très
forts car tout cela est inhabituel, mais concerne des choses
physiques. On explique l'aspect mystérieux : cela n'est
rien en terme de matière première et pourtant cela
vaut cher, j'aime bien aussi parler de cela. J'aimerais qu'on
aille encore plus loin, que l'on se familiarise avec le tableau
pour les mathématiques, je pense aux primaires.et les
formes géométriques sont faciles à décrypter.
Le tableau peut être un référent très
fort dans son côté inhabituel.
-Oui, dans une société où l'on a beaucoup
de référents à l'image, pas forcément
concrète comme un tableau présent physiquement,
sa présence n'est pas neutre.
C'est aussi fort qu'une vache à l'étable ! On a
un projet d'extension dans une école à côté
qui jouxte le musée. Le transfert de l'école ailleurs
ne m'intéresse pas. Je réfléchis à
quelque chose qui laisserait l'école là, car finalement
le problème d'espace concerne surtout les réserves.
L'Education Nationale se rend compte que c'est lourd de faire
sortir les élèves et le musée sera de moins
en moins la sortie privilégiée. C'est une autre
manière de ne pas oublier les arts plastiques dans la
formation. Ce projet ne peut-être réfléchi
par le musée seul.
Parallèlement, en septembre, des adultes en formation
ANPE vont passer plusieurs semaines dans le musée pour
réaliser à partir des ouvres une expo avec un argument
qu'ils auront réfléchi. Ils choisiront tout ce
qu'ils veulent pour raconter des choses aux autres. Les partenaires
sont l'ANPE, la SVO, les centres de formation de l'Education
Nationale, les MVC, il est prévu trois sessions en 2001.
Le contemporain au Carré Bonnat et les concerts
-Comment fonctionne le Carré Bonnat?
Comme un prolongement naturel du musée car en fait les
collections s'arrêtaient au XIXe siècle et que l'on
en ne va pas combler le trou d'un siècle. Mais il y a
suffisamment de lieux pour aller les voir. Le Carré est
un espace très clinique, des années 90, qui fonctionne
avec les moyens du musée, avec une programmation de 6/7
expositions dans l'année, qui fait la part belle aux jeunes
artistes et à ceux qui travaillent dans la région.
On sort toujours une expo d'envergure avec comme partenaires
les Frac, les centres d'art. Ouvre fin juillet une expo de deux
artistes des Landes sur le thème du paysage. Christophe
Doucet et Stéphane Hazera.
Le lieu ne se prête
pas à un accrochage d'un ensemble des ouvres d'un artiste,
il faut un argument, même pour les grands artistes qui
conçoivent quelque chose de particulier pour le lieu,
et cela se ressent. Ce n'est pas une galerie.
Et puis des artistes mécènes offrent dans ces lieux
un concert et avec cela on achète des ouvres. On n'a pas
de prétention en matière contemporaine de constituer
une collection, mais il faut présenter quelques petits
tableaux bien choisis.
-Comment se passent les acquisitions?
Des opportunités, des artistes qui proposent des choses
fortes, mais on a dû faire 5 ou 6 acquisitions depuis que
les concerts existent. Il est aussi important de prendre du plaisir
à ces concerts de 180 personnes dans les galeries, d'entendre
de la musique de chambre, des trios. Plus personne n'organise
ce type de concert et les musiciens aiment qu'on leur demande
un programme autour de l'attirance du Sud: mélodies ibériques,
Ravel, des hommages.
-Vous fonctionnez en direct avec eux?
Oui, la direction des affaires culturelles nous laisse une autonomie
dans le fonctionnement du musée. Nous proposons des choses
et l'on répond aussi à des choses souhaitées.
D'ailleurs la direction des affaires culturelle ne date que de
huit mois, et s'avérait obligée pour une certaine
coordination.
Les échanges avec les musées du Pays Basque
Sud
-Pour terminer, parlons des échanges avec le Sud.
On n'arrête pas de se rencontrer, de se dire qu'on va faire
des choses ensemble, cela reste dans le domaine des envies de
réalisations qui n'ont pas l'envergure que l'on rêverait.
Les propositions des uns ne vont pas avec celles des autres.
Pourtant on s'entend bien, mais leurs structures administratives
ne sont pas simples, par exemple dans le cadre du jumelage Bayonne/Pampelune,
présente ici et nous là-bas, le musée de
Navarre dépend du gouvernement autonome et non des municipalités,
donc les réseaux sont différents.
Notre interlocuteur serait naturellement San Sébastien,
mais ils sont dans une situation de musée en travaux tout
le temps, c'est un peu lourd. On a fait des échanges,
ils ont invité des artistes contemporains qu'on avait
invités.et puis aussi de nos choix. Nous faisons beaucoup
avec le musée des beaux-arts de Bilbao, avec leurs artistes
Arteta ou Zuluaga des années 20/30. Et puis il y a ce
délire Guggenheim, nous ne sommes plus un interlocuteur
de poids. Il faudra attendre que cet effet retombe. Ils sont
dans une embellie internationale.
-Des projets pour conclure?
Avec San Sebastien ou Bilbao, ils ont envie de nous montrer des
choses de leurs propres fonds. Je préfère développer
ce concept de musée intimiste plutôt que de m'engouffrer
dans ces grandes expositions. N'oublions pas que nous sommes
dans une ville de 40 000 habitants. Il y a eu une grande exposition
Picasso pour le centenaire des arènes en 1993, c'était
très existant, mais cela retombe. Et puis on relègue
le reste dans les réserves. Il faut aussi mettre en valeur
le patrimoine de la ville. On a plaisir à s'attraper un
Michel-Ange en passant ici, j'aime aussi les classeurs présents
qui permettent aux gens de faire des commentaires sur les ouvres.
Photos:
Sophie Hontaas
Euskonews & Media 94.zbk (2000
/ 10 / 6-13) |