Texte publié à la revue
ZAINAK, nº17, pages 243 - 265, l'année 1998 par Eusko
Ikaskuntza - Société d'Études Basques
Ce résumé de
la thèse de doctorat d'Anuntxi Arana "Orozko haraneko
kondaira mitikoak", composé d'une présentation
et de la traduction française de sa conclusion, fut exigé
par l'université Michel de Montaigne-Bordeaux III, en
complèment du travail rédigée en langue
basque. La thèse fut dirigée, en cotutelle européenne,
par Monsieur Jean-Baptiste ORPUSTAN, professeur à l'université
Michel de Montaigne-Bordeaux III et Monsieur Joxemartin APALATEGI,
professeur à l'université du Pays Basque. Soutenue
à Bayonne le 17 juin 1996, il lui fut accordé la
Mention Très Honorable à l'unanimité avec
les félicitacions du jury. Elle doit prochainement être
publiée par l'UPB (voir Erakuslehioa).
I. PRESENTATION
Ce travail est basé sur
une enquête ethnographique faite dans la vallée
d'Orozko. Des entretiens directs avec ses habitants, deux cents
trente récits venant de vingt-quatre informateurs différents
ont été sélectionnés; ils racontent
surtout des mythes, des croyances et des rites (première
partie: le corpus).
Les textes ont été
ensuite analysés et leurs rapports mis en évidence.
Le contexte local ainsi que des références aux
mythologies voisines sont pris en compte (deuxième partie:
les analyses). De cette analyse il ressort que de la mythologie
traditionnelle d'Orozko constitue un système cohérent
qui a valeur de religion. Cette conclusion sera développée
«in extenso» à la fin du résumé.
II. LE CORPUS
La vallée d'Orozko est
décrite du point de vue géographique, économique
et social. Il s'agit d'une commune de 2.000 habitants à
l'Ouest de la Biscaye, essentiellement rurale mais très
près des villes industrielles modernes. Le basque est
la langue usuelle de nombre de ses habitants et, en particulier,
des informateurs.
Les lieux cités dans les
récits sont classés par ordre alphabétique
et leur localisation sur les cartes précisée.
Des renseignements sur chacun
des informateurs (comprenant toujours le nom, la maison et l'âge)
viennent ensuite. Les conditions d'enregistrement des récits
sont aussi explicitées, ainsi que des remarques méthodologiques
concernant les entretiens. La langue employée par les
informateurs fait l'objet d'un chapitre. Il s'agit du basque
biscaïen dans sa variété occidentale. Ses
caractéristiques phonologiques, morphologiques et syntaxiques
sont brièvement expliquées. Le choix d'une double
transcription est ensuite justifié. Nous donnons ensemble
une transcription adaptée à la langue parlée
et une transcription littéraire dans l'orthographe du
basque moderne unifié, mais sans aucune modification du
dialecte originel. Un lexique des termes inconnus ou peu connus
en dehors des limites dialectales clôt ce chapitre.
Les récits sont ensuite
présentés et transcrits. Ils sont classés
dans les chapitres IV à XIII, dans l'ordre suivant:
IV. Les apparitions: les morts
et les êtres de la nuit (Agerpenak: hildakoak eta gauezkoak).
V. Les sorcières (Sorginak).
VI. Les «laminas» et les gentils
(Laminak eta jentilak).
VII. La dame d'Anboto et l'orage (Anbotoko anderea eta hodeia).
VIII. Les esprits familiers (Familiarrak).
IX. Le diable et la Sainte Vierge (Deabrua eta Ama Birgina).
X. Quelques lieux légendaires (Leku legendarioak).
XI. Les festivités annuelles (Urteko ospakizunak).
XII. Les modes de vie (Bizimoduak).
XIII. Des opinions (Eritziak).
Toute classification comporte
un certain arbitraire, surtout quand elle sépare des entités
proches et même liées. Elle est néanmoins
nécessaire: les raisons de notre classification sont exposées
plus loin dans la conclusion (cfr. IV. A.).
Deux
récits choisis
SUTAN PASATZEN - PASSAGE FLAMBOYANT
Deuxième version de Santos
Et bien, chez nous on a entendu
dire, enfin, notre soeur racontait... Il y avait une femme qui
s'appelait Maxima, qui vivait ici à côté,
dans le quartier de Arbaitza. Elle vivait dans une maison à
côté du ruisseau. Et une nuit elle vit... Elle dit
à notre soeur:
- Putain ! Tu ne peux pas savoir ce qui m'est arrivé hier
soir ! -le lendemain matin.
- Et alors, que t'est-il arrivé?
Et:
- J'ai vu passer la Dame d'Anboto.
- Et par où?
Et:
- Par là-bas. Je suis sortie à minuit et il y avait
une clarté incroyable: «Qu'est ce que ça
peut bien être, qu'est ce que ça peut bien être?»
C'est la Dame d'Anboto qui passe ! Moi, de mon côté..
- Mais Maxima -lui dit notre soeur- mais Maxima, mais qu'est-ce
que tu racontes là? Ce n'est pas possible ça !
- Mais si, crois-moi ! Je te jure par qui tu voudras que je l'ai
bien vue hier soir ! J'en suis sûre, et je ne rêvais
pas. J'ai vu comment elle est passée par là. Elle
allait d'ici vers Gorrotegi
-c'est-à-dire vers le bas - et après...
Bon, voilà ce qu'elle racontait. Moi, je ne sais pas ce
que ça pouvait être. Mais ça c'est passé
comme ça. Et Anboto... Enfin, je t'ai déjà
parlé de celle d'Anboto...
QUESTION. Et qu'est-ce qu'elle avait vu? Une lumière
dans ciel, ou quelque chose comme ça?
REPONSE. Dans le ciel... Une lumière, une clarté
et une femme au-dessus de la lumière. Et ça c'était
quoi? Pour nous cette lumière... comme je viens de dire,
je l'ai dit déjà plus d'une fois. Cette lumière
je t'en ai déjà parlé: «Père,
regarde ! La Dame d'Anboto ! La voilà qui s'en va à
Anboto !» Nous voyions bien une lumière qui passait.
Je ne peux pas dire ce que c'était... Je n'ai pas vu la
Dame moi, mais cette lumière, oui: elle était plus
grande, bien plus que ce qu'on voit maintenant, par exemple,
les satellites artificiels, non? Parce que si tu regardes (le
mont) Gorbeia la nuit, il y a plein de satellites qui bougent.
QUESTION. Un peu comme des étoiles, n'est-ce
pas?
REPONSE. Mais non, mais non, des satellites.
QUESTION. Plus grands que les étoiles?
REPONSE. Non, comme les étoiles, mais ils avancent
sans arrêt. Et nous, ce qu'on voyait, c'était plus
grand, et plus bas, bien entendu, on ne la voyait pas si haut,
on voyait cette clarté qui passait plus bas, tzzzzzz.
C'était ça la Dame d'Anboto. Et ce n'était
pas sans fondement... Moi, par exemple... Pendant toute l'année
personne ne se rappelait la Dame d'Anboto, on n'en parlait qu'en
octobre, à l'automne. Et c'était toujours, c'est
comme ça qu'on me l'a toujours raconté, c'était
toujours à la mi-octobre qu'elle passait. Et alors tout
le monde en parlait:
- Putain, aujourd'hui c'est le
jour... Peut-être on va la voir passer, la Dame d'Anboto.
Ça, je l'ai entendu dire à plusieurs de nos voisins,
et souvent. Et elle venait d'Urduña, du côté
du Sanctuaire de la Vierge de la Antigua à Urduña,
elle avait là sa grotte, je ne sais pas où exactement
mais, enfin, c'est bien de là-bas qu'elle partait et elle
allait sur Anboto.
AXPURUKO ABADEA ETA KRIDA
- LE CURE D'AXPURU ET SA SERVANTE
Deuxième version de Sofi
Une autre fois elle dit... C'était
le «Huit-mai» et le «Huit-mai» -dans
le temps, maintenant tout est changé, mais dans le temps-
le «Huit-mai», des courses de taureaux à Urduña.
Et la servante qui lui dit (au curé):
- Ññia ! Qui pouvait être maintenant à
Urduña, pour les taureaux !
- Quoi? Tu veux y aller?
- Bien sûr que j'irais !
Et alors il les sort ! (les esprits familiers qu'il avait dans
un étui à aiguilles) Et tout-de-suite, ils les
ont mis sur un nuage tout au-dessus de la place et de là-haut
ils ont regardé la course de taureaux.
Mais la servante, comme ça, elle avait appris (qu'il avait
les familiers) et un jour, quand l'autre (le curé)...
Elle n'y arrivait pas... Parce que l'autre, lui il savait les
enfermer après, mais la servante, elle, une fois que le
maître était parti elle les avait fait sortir. Et
eux ils demandaient du travail et du travail. Et elle se disait:
- Ils vont se régaler !
Elle leur donna un tamis et allez ! ramenez-moi de l'eau du ruisseau
là en bas jusqu'à Axpuru... Jusqu'à Axpuru,
eh? Là-haut, au sommet. Et quand même les machins-là
ils lui remplirent tous ses récipients d'eau avec le tamis:
ils mirent de l'argile au fond, de l'argile, et ils ont ramené
de l'eau. Et à la fin, ils avaient rempli tous les récipients
et quoi faire alors? Et là-haut ils avaient beaucoup de
moutons. Et elle leur dit de blanchir une toison de laine noire.
Et ça ils ne pouvaient pas le faire, et ils en eurent
ras-le-bol et ils partirent.
III. L'ANALYSE
Le travail d'analyse suit une
méthode plurielle et s'efforce de lire les récits
mythiques en tenant compte des apports des divers courants de
l'ethnologie. L'analyse structurale du récit occupe une
place particulière.
Le chapitre XIV («Les axes
analytiques - Analisien ardatzak») est dédié
aux problèmes méthodologiques. Perspective diachronique
et synchronique, la fonction et le sens dans la vision synchronique,
la forme et le contenu dans les sens du mythe, morphologie et
contenu sémantique, valeur symbolique, sont passés
en revue.
Les chapitres d'analyse collent
de très près aux chapitres des récits. Pour
les centrer, la fonction principale analysée dans chaque
cas est mise en avant. Voici ces chapitres:
XV. Apparitions: Les morts et
les êtres de la nuit (Urten: hildakoak eta gauezkoak).
XVI. Pouvoirs magiques: Les sorcières (Ahal magikoak:
Sorginak).
XVII. Echanges: Les «laminas» et les gentils (Truketak:
Laminak eta jentilak).
XVIII. Divinités de l'orage: La dame d'Anboto, les corbeaux,
l'orage et le dragon (Ekaitzegileak: Anbotoko anderea, beleak,
hodeia eta herensugea).
XIX. Travailleurs aériens: Les familiers (Airetiko langileak:
Familiarrak).
XX. Constructeurs: Le diable et la Sainte Vierge (Eraikitzaileak:
Deabrua eta Ama Birgina).
XXI. Armes et stratégies (Armak eta estrategiak).
XXII. Croire (Sinestea).
IV. CONCLUSION:
CONNEXIONS ET SYSTÈMES
L'étude des mythes d'Orozko
au moyen d'une analyse plurielle fait apparaître les rapports
étroits qui existent entre eux.
Bien que l'objet de ce travail
soit l'étude d'un système mythique très
localisé, les comparaisons effectuées à
cet effet on montré d'un côté que la mythologie
d'Orozko est, comme on pouvait s'y attendre, intégrée
à la mythologie basque. Et il faut souligner, non parce
que ce soit surprenant, mais parce que on aurait tendance à
l'oublier ces derniers temps, qu'elle s'intègre aussi
dans la tradition européenne, peut-être à
partir d'un fonds commun pré-indo-européen. Quelques
images remarcables nous amènent plus loin, telles que
le monosandalisme, ou le dragon qu'on trouve en Extrême
Orient, et qui au Moyen Orient comme en Europe est lié
à l'eau; de même en Amérique le couple oiseau-serpent
et l'oiseau-tonnerre, semblables à nos êtres de
l'orage. Tout cela nous rappelle une certaine parenté
entre les cultures du monde, et c'est peut-être ce sentiment
réconfortant qui nous fait souligner les analogies plutôt
que les divergences, les mythes étant aussi pour nous
donneurs de sens. D'ailleurs les différences significatives
ne se trouvent qu'au moyen de
comparaisons plus poussées qui, sauf en ce qui concerne
le christianisme, n'ont pas place dans ce travail.
J'ai voulu montrer que la signification
des mythes s'étend à plusieurs domaines et il s'agit
de voir, dans les lignes qui suivent, comment les divers domaines
et éléments se conjuguent entre eux. Dans la mesure
où ils ne sont que des parties d'une seule réalité
totale, on ne peut pas les présenter comme séparés.
Leur prise en compte individuelle est purement méthodologique,
mais néanmois nécessaire et fructueuse, il me semble.
IV. A. Classification
Il n'est pas facile de distinguer
des limites précises entre les êtres mythiques eux-mêmes
ni entre les histoires dont ils sont les protagonistes. La structure
du corpus et de l'analyse est faite par chapitres portant le
nom des personnages mythiques, mais ce critère n'est pas
celui du simple dictionnaire: il prend en compte la nature et
les activités des personnages, critère qui ne correspond
pas toujours au nom que les informateurs eux-mêmes donnent
aux êtres mythiques. La classification veut faire apparaître
deux particularités: elle souligne d'abord les rapports
existant entre les mythes regroupés dans un même
ensemble; puis, puisque séparation il y a, elle montre
la complémentarité des mythes entre eux, les mythes
regroupés dans un chapitre contenant ce qui est manquant
dans un autre. Séparer, donc, ne signifie pas effacer
les liaisons; au contraire, on prétend ainsi faire apparaître
les rapports entre des systèmes plus petits à l'intérieur
d'un système global.
IV. A.
1. Similitudes et différences
D'abord se pose le problème
de la dénomination. Les conteurs utilisent parfois un
même nom pour des êtres assez différents.
S'agit-t-il d'une confusion née de la décadence?
Ceci est possible, mais il y a aussi d'autres causes. A notre
connaissance, les croyances non chrétiennes du Pays Basque
n'ont pas eu de formulation officielle capable d'en fixer les
règles; de plus, durant les derniers siècles ces
croyances ont été marginalisées et censurées.
Il existe aussi des causes autres
qu'extérieures. Les fonctions du mythe sont semblables
pour tous et chacun d'entre eux: élucubrations, formules,
symbolisations et même parfois réponses aux questions
de la vie et de la mort. Il se peut que chaque mythe approfondisse
l'une d'entre elles, mais aucun n'a l'exclusivité d'un
problème. Si les fonctions sont communes, il est normal
que les caractéristiques et les noms le soient aussi,
puisque à ce niveau il n'y a pas nécessité
de les séparer. Ajoutons que plus la fonction des mythes
devient réduite moins on sent la nécessité
de souligner ce qui est à l'origine des différences.
Un exemple significatif est la
narration de Florenzio (Laminen harrigarria - Etonnantes «laminas»).
Il ne raconte pas une seule histoire, mais il mêle tout
un ensemble sous la qualification «laminas»: Ce sont
des «laminas» qui ramènent l'eau à
Axpuru, c'est encore eux qui ont ravi la fille de Olabarriandikoa
et toujours eux qui descendent par la cheminée.
Tous identiques. Il est clair
que pour lui tous remplissent un même rôle: susciter
la peur et l'étonnement: «Les "laminas"
c'est terrible... Et nous en étions ahuris!»
La tendance à tout mêler
a donc une assise. Mais pour que l'histoire tienne il faut une
différenciation, si minime soit-elle, de telle façon
que les personnages gardent leur personnalité sans disparaître
en se fondant avec les autres.
Moises aussi donne le nom de
«lamina» à des êtres différents,
mais il distingue des sous-groupes, un peu comme en zoologie.
Tous sont des esprits, mais des démarcations apparaissent,
même minimes (Hodeia eta abadea - L'orage et le curé):
«Bon, ils ne sont pas tous les identiques: chez les abeilles
il y a aussi des différences, les frelons et les guêpes,
et aussi les faux-bourdons, et je ne sais pas combien de trucs
aussi parmi les abeilles». C'est peut-être par hasard,
mais Moises a trouvé son exemple chez des insectes sociaux
et très organisés, et laissé ainsi bien
en évidence que le nom commun et les aspects presque identiques
n'excluent pas du tout une classification à l'intérieur
du groupe.
Chez certains informateurs il
y a un souci de différenciation qui s'impose. Sofi sépare
les «laminas» et les sorcières en donnant
à chaque groupe un caractère opposé: les
dernières sont dangereuses tandis que les premiers fréquentent
les humains (Peñako sorgina eta Josepetako landa
- La sorcière de Peña et La plaine de
Josaphat).
Dans certains cas la question
est claire pour tout le monde: la Dame d'Anboto et les «laminas»
ne se confondent pas, même si des motifs peuvent passer
d'un cycle à l'autre. Et même s'il est assez fréquent
d'appeler sorcière la Dame, le contraire ne se produit
jamais. Il faut en conclure que la personnalité et les
rôles de la Dame sont différents de ceux des autres
êtres mythiques.
Les tendances à mêler
et à séparer coexistent, donc, et les mythes évoluent
dans un équilibre instable entre les deux tendances; d'après
Varagnac, ce fait n'est pas étranger à leur foisonnement
et leurs redondances:
Ainsi, loin d'être le
jouet d'un flux inorganique de sensations, d'images et de représentations
collectives, le «primitif» ou l'occidental archaïque
multiplient autour d'eux les personnages et les caractérisent
par des noms, des historiettes, attribuent à chacun une
vie originale. (...) Et pourtant pas à l'infini. Car il
faut que les légendes se répètent dans une
certaine mesure, sans quoi elles n'apporteraient pas avec elles
cette obscure sécurité intellectuelle qui constitue
leur crédibilité (Varagnac, 1948: 351).
IV. A.
2. Distribution des personnages
C'est sur ce terrain mouvant
que j'ai choisi de proposer une classification, celle qui organise
le travail selon les caractéristiques et fonctions des
êtres mythiques. Chaque personnage ayant son chapitre particulier,
les sorcières, les «laminas» et les gentils,
la Dame et les divinités de l'orage, les familiers, le
diable et la Sainte Vierge, aucun ne devrait plus paraître
dans les autres chapitres. Ceci est en général
le cas, sauf pour les êtres ressemblés au chapitre
XV («Agerpenak» - «Apparitions»). Ceux
qui y apparaissent sont des défunts ou des êtres
nocturnes non précisés que certains informateurs
supposent être des «laminas» et qui, de toutes
les façons, ont des larges similitudes entre eux. Je les
ai mis ensemble parce que les rencontres avec eux ainsi que les
attitudes à avoir dans ces cas sont très semblables.
Leurs caractéristiques montrent que tous les êtres
de l'autre monde ont une certaine unité.
Les groupes les plus difficiles
à différencier sont les sorcières et les
«laminas»: leur nom et leur nature sont souvent confondus.
Or, il me semble qu'il y a de bonnes raisons pour les classifier
en deux groupes différents: les sorcières sont
des personnes de ce monde-ci et les «laminas» appartient
à l'autre monde. Les sorcières font des voyages
dans l'autre monde et en obtiennent, en raison de leurs rapports
privilégiés avec ses habitants, des pouvoirs magiques:
il est donc naturel qu'elles leur soient assimilées, puisque
elles sont les intermédiaires entre ce monde-ci et l'autre
monde. Les mythes des sorcières attribuent une origine
sociale à la mort et à la maladie, qui peuvent
ainsi être provoquées par un voisin; en même
temps les conflits avec le voisinage prennent une dimension mythique
puisqu'ils s'accomplissent au moyen des forces magiques. Problèmes
sociaux et existentiels prennent ainsi un sens.
Les «laminas» et
les gentils, tout en appartenant à l'autre-monde, sont
les voisins des gens. Comme ceux des sorcières, leurs
mythes s'occupent des problèmes avec les voisins, mais
dans un sens contraire: les conflits avec eux son le miroir de
la vie sociale du voisinage. Les «laminas» aussi
provoquent des maladies, non pas en cachette comme les sorcières
mais en lançant des malédictions; elles peuvent
causer la mort si on rompt un tabou les concernant. Les visites
des «laminas» chez les gens sont symétriques
des voyages des sorcières chez les «laminas».
L'analyse de Jentil bahitzaileak
- Les gentils ravisseurs nous permet d'établir que
ces récits où l'on raconte la disparition des êtres
mythiques n'ont pas leur source dans l'avènement historique
de la nouvelle religion qui les aurait éliminé,
mais qu'il s'agit d'un thème mythique préexistant,
qui a intégré divers événements:
apparition de nouvelles techniques, armes, etc.
Les mythes des divinités
de l'orage montrent la préoccupation pour les perturbations
atmosphériques et, plus particulièrement, pour
les dégâts que les orages causent à la moisson.
Les gens d'Orozko disent que la Dame d'Anboto rassemble aux sorcières
puisqu'elle parcourt les airs en volant: il est vrai qu'on accuse
aussi les sorcières de provoquer des orages. Comme elles
la Dame appartient aux deux mondes: née ici-bas, elle
devient partie de l'autre monde et revient encore dans celui-ci
par mariage, dans un cycle qui n'a pas de fin.
Ressembler dans un même
groupe quatre divinités de l'orage de nom et aspect différents
(la Dame, les corbeaux, le chevalier d'orage et le dragon) donne
des résultats intéressants. S'il a été
souvent dit qu'ils ont une certaine parenté entre eux,
ici nous pouvons aller plus loin et dire que les quatre ne font
qu'un, même si pour prouver leur unité il faut étayer
l'analyse avec des éléments qui ne se trouvent
pas dans les récits d'Orozko.
Les corbeaux et les vautours
sont des avatars de la Dame de l'orage, et ils représentent
ses comportements et ses attributs.
Le chevalier de l'orage a la
même conduite que la Dame, les deux sont ennemis des curés
conjurateurs. Il est parfois le fils de la dame et le frère
du curé conjurateur, et ils constituent ainsi une structure
basée sur l'unité des contraires. Le dragon et
la Dame ont le même aspect, la même nature, les mêmes
fonctions et une demeure identique. La légende de Mélusine
fait le lien entre leurs biographies respectives et certains
mythes, cités dans le travail, éclairent leur unicité
par le biais de la hiérogamie. Les faiseurs d'orage sont
articulés à l'intérieur de cette coincidentia
oppositorum.
L'unité de la Dame, du
dragon et du chevalier d'orage montre celle de la mythologie
basque: dans toutes ses régions il y a une divinité
de la tempête, même si elle n'a pas partout le même
nom. En Biscaye et Guipuzcoa nous trouvons la Dame de Anboto;
à Saint Sauveur de Basse-Navarre et à Harpeko Saindua
de Bidarray une femme ou une jeune fille qu'on appelle Saindia
( la sainte); en Labourd et en Soule, le dragon; autour
de Sare, le chevalier de la tempête. A Orozko, à
côté de la Dame, ce même chevalier.
Il est important de souligner
que les rapports étroits entre ces trois personnages s'appréhendent
à l'intérieur d'une seule structure et qu'ils sont
surtout des divinités célestes, même si leur
demeure est souterraine. D'après Aymeri Picaud, Urcia
(le tonnerre) était la divinité principale de Navarre;
la Dame de Anboto commande l'orage dans des nombreuses contrées
du Pays Basque. Il n'y a donc pas de discontinuité entre
Urcia et la Dame, et Picaud n'avait pas mal compris, au contraire,
il avait certainement raison quand il rapporta que les basques
appelaient dieu Urcia(«Deum vocant Urcia»).
Les esprits familiers ont des
nombreux liens avec les autres êtres mythiques. Puisqu'ils
agissent comme «forces» ou pouvoirs des sorcières,
on aurait pu les classer avec elles; et aussi avec les «laminas»,
dans le sens où ils sont identifiés ou réputés
semblables. D'autre part, ils sont aériens, transportent
des gens à travers le ciel et se montrant ainsi proches
des divinités de l'orage. De plus, à Orozko, ils
sont la cause directe de l'existence de la Dame. Ils apparaissent
aussi comme semblables aux diables constructeurs, fins travailleurs,
et on les appelle encore démons. Mais je leur ai consacré
un chapitre particulier, étant donné la place éminente
qu'ils occupent dans les mythes d'Orozko, avec particularités
et rôles très différenciés.
Si au sein de la mythologie européenne
nous retrouvons les familiers comme forces et collaborateurs
des sorciers, au Pays Basque et en Gascogne, deux contrées
avec un même substrat culturel, ils possèdent une
caractéristique tout à fait originelle: dans les
récits d'Orozko, qui ressemblent fort à ceux de
Soule et de Gascogne, ils sont toujours associés au problème
de l'adduction d'eau; dans les versions de l'Est en particulier,
nous pouvons voir comment les mythes des familiers et des divinités
de l'orage ont encore un autre point commun: la préoccupation
pour sauver les moissons de la grêle.
Les diables constructeurs sont
comme les familiers des travailleurs rapides, et les rapports
entre les deux groupes sont significatifs; ils sont complémentaires
en ce qui concerne la question de l'eau, en nous la présentant
à des niveaux différents.
Pour le chapitre des constructeurs
j'ai réuni les histoires de la Sainte Vierge et du diable.
Tous les deux sont des constructeurs, et les similitudes, symétries
et inversions entre eux les apparentent. Ceci est vrai pour la
structure des récits et pour la double personnalité
des protagonistes. Puisque malgré leur nature originelle
opposée ils possèdent nombre de qualités
communes dans la mythologie populaire, j'ai voulu à travers
eux examiner de quelle façon procède la tradition
pour emprunter des nouveaux personnages étrangers, c'est-à-dire
ce qu'elle leur enlève ou ce qu'elle leur ajoute, jusqu'où
elle tient à son identité ou cède à
l'aculturation. Mes conclusions sont les suivantes: les éléments
empruntés sont adaptés avant d'être adoptés,
de telle façon que certains de leurs éléments
d'origine disparaissent et que des caractéristiques des
personnages de la mythologie autochtone leur sont rajoutées.Dans
notre cas les personnages chrétiens acquièrent
l'ambiguïté propre aux personnages de la mythologie
populaire pour s'intégrer à elle.
Il faut dire que cette ambiguïté
est une constante qui résiste à l'aculturation,
et qui sans doute ne disparaîtra qu'avec les mythes eux-mêmes.
Quand on parle de christinaisation du paganisme on ne devrait
pas perdre de vu que le contraire est aussi vrai et que des éléments
chrétiens ont été paganisés par la
tradition locale.
Ce travail ne contient pas de
chapitre particulier pour les prêtres. Leur fonction principale
est de combattre les êtres mythiques; mais ils ont un pied
dans ce monde et l'autre dans l'au-delà. Ils appartiennent
clairement au monde des humains quand ils conjurent l'orage.
Quand ils possèdent des esprits familiers ils sont comme
les sorcières: appartenant à notre monde ils disposent
des forces de l'autre. Condamnés à errer dans les
airs ils sont, comme la Dame, originaires de ce monde, devenus
partie de l'autre et faiseurs d'orage. Ce sont des conjurateurs,
mais parfois très proches des conjurés.
IV. B. Les
réseaux des connexions
C'est dans la structure même
des mythes que nous trouvons immédiatement des connexions
entre eux. Cette structure ne concerne pas seulement la forme,
mais encore le contenu sémantique des éléments
qui la constituent. Et les deux s'influencent mutuellement. La
redondance structurelle renforce les significations symboliques
et leurs messages idéologiques. Quand la structure de
deux histoires est identique, elle va relier les éléments
sémantiques qui se trouvent à une place équivalente
et, comme on peut le voir dans les échanges entre les
«laminas» et les humains, ces personnages opposés
nous paraissent bien semblables. L'examen des structures n'est
donc pas seulement celui des formes, et il se rapporte aussi
à l'étude du contenu et des fonctions. Et puisque
la mythologie s'intègre dans le système plus large
de la religion, les rites aussi font partie du réseau
étudié.
IV. B.
1. Le jeu des symboles
La signification d'un symbole
n'est pas universelle ou prédéterminée mais
toujours liée à son contexte; on a pu voir dans
Lamina zauritua (La «lamina» blessée)
que le feu est un élément d'attraction pour les
«laminas» et, en même temps, l'arme qui les
blesse. Mais au sein d'une culture donnée quelques symboles
ont pris un sens tellement précis qu'ils sont devenus
des lieux communs. Le chapitre «Armak - Les armes»
en donne une longue liste où il convient de relever quelques
symboles ayant un sens obligé, tel les armes pointues
qui figurent l'agressivité des symboles phalliques.
Face à elles on trouve
l'aspect protecteur des symboles intimistes. La partie la plus
profonde de la grotte de Jentil Zulo où se sont cachés
les gentils vaincus dans l'épisode Jentil bahitzaileak
- Les gentils ravisseurs, les décombres de leur château
d'Untzueta sous lesquels ils ont été ensevelis
par des laboureurs à l'aide des laia (sorte de
houe), sont des lieux de fécondation, refuge caché
et terreau où ils attendent, comme des semences, la période
de renouveau.
Le petit récipient contenant
un trésor vivifiant se trouve dans le récit Laminaren
amorantea - Le fiancé de la «lamina»:
le couvre-lit des «laminas» arrive à l'intérieur
d'une noix et dans le fait de l'étendre sur le cadavre
et de l'y envelopper, nous retrouvons le geste protecteur et
l'espoir d'une nouvelle vie pareille à celle de la semence
cachée dans la coque.
Parfois c'est l'opposition entre
symboles de sens contraire qui marque le jeu; chez certains personnages
mythiques la réunion de symboles contraires renforce l'importance
de leur double personnalité. C'est le cas des familiers
transporteurs aériens, et aussi chthoniens puisque originaires
de la grotte de Jentil Zulo; de même la Dame d'Anboto,
aérienne, habite sous terre à Supelegor. On trouve
aussi l'eau et le feu associés chez les divinités
de l'orage ainsi que chez les «laminas» habitant
les bords de l'eau et attirées par le feu des foyers.
Ces mêmes foyers d'où partent les sorcières
pour aller au bal-sabbat des «laminas».
Ailleurs, les images renforcent
leur signification au moyen de leurs analogies. Des symboles
aquatiques isomorphes sont souvent employés ensemble,
par exemple se peigner les cheveux au bord de l'eau pour les
«laminas»; ou bien associer le cheveu, le serpent
et l'eau, le premier pouvant se transformer en serpent en présence
d'eau, qui fonctionne comme catalyseur (Deabruaren burdina-
Le fer du diable). Il est clair que ces trois éléments
symboliques forment une constellation large et efficace; on les
retrouve réunis à propos de la Dame.
On trouve autour de l'orage nombre
de symboles isomorphes. Les faiseurs d'orage peuvent être
des chèvres ou de familiers à figure d'abeille
dans les récits de L'orage et le curé - Hodeia
eta abadea. Or, dans plusieurs autres récits ces mêmes
familiers emportent dans l'air la chèvre (Petroleo)
et aussi de la Dame qui devient ainsi elle-même maîtresse
de l'orage (Familiarrengatik kondenatua - Condamnée
à cause des familiers); et nous pouvons encore ajouter
qu'ils sont aussi emporteurs du tamis, lui-même figuration
de la pluie orageuse (Bahean ura- De l'eau dans un tamis).
C'est donc un jeu de réflexion par lequel l'orage emporte
l'orage, l'orage produit le faiseur d'orage; un jeu d'opposition
aussi dans la mesure où les symboles phalliques (familiers-aiguilles)
s'emparent des éléments féminins que sont
la Dame, la chèvre ou le tamis.
Le tamis mérite une place
particulière en raison de son importance à Orozko.
Image riche en significations et excellente machine à
penser, il fournit la matière première pour forger
des nombreuses liaisons symboliques. Comme la chèvre ou
la jeune fille, le tamis est un récepteur femelle des
familiers en tant que tissu opposé aux occupants de l'aiguillier.
C'est un instrument destiné
à l'élaboration du pain (nourriture solide) dont,
une fois bouché avec de la bouse (excrément opposé
à la nourriture qu'on emploie aussi pour faire les ruches),
se servent les familiers à figure d'abeille comme récipient
à eau (nourriture liquide). Si pour ce faire les familiers
l'employaient non bouché, des grosses gouttes s'écouleraient
par ses trous, semblables à une pluie d'orage. C'est dire
que le filet du tamis tisse un réseau serré de
rapports et de croisements.
IV. B.
2. Des motifs analogues ou opposés
Les motifs sont autonomes et
peuvent passer d'un récit à l'autre et être
utilisés comme pièces de bricolage; grâce
à quoi ils permettent le réinvestissement et le
renouvellement des mythes, procédé qui a une grande
importance dans leur devenir et qui est largement utilisé
à Orozko: on colle à un événement
actuel ou à une personne connue des motifs d'un récit
traditionnel et on produit ainsi une nouvelle version où
tradition et expérience sont intimement liés. Chemin
faisant les motifs peuvent se modifier ou bien apparaître
dans des conjonctions différentes, créant ainsi
des nouveaux rapports d'analogie ou d'opposition entre les mythes.
Je donnerai quelques exemples.
Les instruments qui ont amené
la disparition des êtres mythiques varient avec l'évolution
de l'«armement», physique ou symbolique, depuis les
leviers en fer jusqu'à la bombe atomique, en passant par
l'Evangile (cfr. chap. XXI, «Armak - Les armes»).
Le motif du couvre-lit contenu
dans une coquille de noix et le fait de l'étendre sur
le corps d'un mort apparaît dans des contextes différents.
Dans Laminaren amorantea - Le fiancé de la «lamina»
c'est un attribut féminin, mais dans Araneko hilbegira
- La veillée d'Arane, un spécimen de réinvestissement
actuel remarcable, c'est un homme-chat qui fait ces mêmes
gestes.
En revanche, des motifs différents
en surface ne sont que des variantes d'un seul en profondeur.
Ainsi, les affronts faits à un être surnaturel ou
la rupture d'un tabou peuvent avoir des conséquences opposées.
L'épouse amenée de force à l'église
par son mari s'envole en flammes et devra errer comme une damnée
(Elizara ez - Ne pas aller à l'église);
mais c'est au contraire Le fiancé de la «lamina»
( Laminaren amorantea) qui mourra après avoir quitté
son amie parce qu'il a vu les serres qu'elle avait aux pieds.
Ces deux variantes se retrouvent ensemble dans les légendes
de Mélusine: comme on a pu le voir au chapitre XVII («Truketak
- Echanges»), une fois l'épouse partie dans les
airs, son mari se ruine et meurt. Le motif de base est toujours
le C 932 de Thompson: «Loss of wife for breaking tabu -
Perte de l'épouse après avoir brisé un tabou».
On peut aussi trouver des motifs
qui découlent d'une seule et même logique. Dans
le récit Kakoerrekan su eta gar - Feu et flammes à
Kakoerreka, c'est l'habit religieux, talisman ecclésiastique,
qui augmente les peines du condamné et le fait revenir
en flammes. Dans un autre récit de la même informatrice
(Sofi Zaballa), l'histoire déjà citée de
Elizara ez - Ne pas aller à l'Église, c'est
la présence même du temple qui provoque l'embrasement
de l'épouse et la contraint à errer par monts et
par vaux en flammes comme les damnés.
Ce type de condamnation se retrouve
dans plusieurs récits de Orozko: Familiarrengatik kondenatua
- Condamnée à cause des familiers, Jakoa
et Le curé damné d'Axpuru - Axpuruko abade
kondenatua. Les rapports étroits entre ces trois histoires
sont plus profonds qu'un simple motif: la Dame d'Anboto et Jakoa
sont condamnées à errer dans les airs à
cause des familiers, la première devenant maîtresse
de l'orage; le curé d'Axpuru possédait des familiers,
faisait déjà des voyages aériens et, après
sa condamnation, finit par rassembler à la Dame.
C'est en voyageant dans les airs
que l'abbé sorcier et sa servante se rendent à
une course de taureaux qui ressemble fort à un sabbat,
dans le récit Axpuruko abade eta krida - Le
curé d'Axpuru et sa servante. Et c'est par la même
voie des airs qu'une sorcière, suivie du cordonnier, se
rend chez les «laminas» de Josepetako landako
laminak - Les «laminas» de la plaine de Josaphat,
pour une soirée dansante aux mêmes apparences sabbatiques.Autour
des familiers se tisse, donc, un réseau de caractères
liés aux sorciers et, même si à Orozko les
maîtres de familiers ne sont jamais appelés sorciers,
tous ceux qui en possèdent ont des traits apparentés:
Jakoa, la Dame d'Anboto, le curé d'Axpuru font des voyages
aériens et Petroleo est extrêmement rapide; à
propos de L'homme-chat d'Arane - Araneko gizakatua on
dit bien qu'il avait des familiers (parte-txarrekoak).
Nous avons déjà
parlé des voyages des sorcières dans l'autre- monde
des «laminas»; de même les «laminas»
viennent en visite chez les gens: deux récits, Josepetako
landako laminak- Les «laminas» de la plaine de Josaphat
et Lamina zauritua - La «lamina» blessée,
nous donnent les motifs de base de ce système de symétrie.
Et si pour aller à la fête des «laminas»,
la vielle sorcière sort de chez elle par la cheminée,
les «laminas» font le même chemin dans le sens
inverse et rentrent par la cheminée dans la veillée
des femmes. Sur un deuxième motif, identité et
opposition se retrouvent ensemble: le cordonnier fait disparaître
le sabbat en piquant le chef aux fesses avec son alêne;
le maître de maison met fin aux veillées entre femmes
et «laminas» en blessant la «lamina»
avec un gril, aux fesses ou à la tête.
IV. B.
3. Les structures d'affrontement
L'affrontement entre des êtres
mythiques et des humains étant presque constant, la plupart
des récits s'articulent autour de ce face-à-face.
En conséquence, l'analyse structurelle proposée
par Propp pour les contes merveilleux peut très bien être
appliquée à nos récits mythiques: il y a
toujours des agresseurs et des agressés au début
et, à la fin, des vaincus et des vainqueurs. Basées
sur ce schéma, on trouve des structures très semblables
même entre des histoires dont les protagonistes sont différents.
Dans un groupe d'histoires ce
sont les humains qui sortent vainqueurs des êtres mythiques.
Ils réagissent parfois contre leurs méfaits et
obtiennent la victoire; appartiennent à ce type Kakoerrekako
agertua - Feu et flammes à Kakoerreka, Lamina zauritua
- La «lamina» blessée et Jentil bahitzaileak
- Les gentils ravisseurs, dont la structure est analogue:
méfaits des êtres mythiques (terroriser les gens,
mendier ou voler la nourriture, enlever des jeunes filles) neutralisés
par un homme-héros à l'aide d'armes matérielles
(crochet, levier, broche ou aliment brûlant), après
quoi les gens auront la paix.
Pour contrecarrer la menace de
la tempête, le curé use des armes physiques ou magiques
(bénédiction, soulier, aiguilles) (Zalduna eta
hodeia - Le chevalier d'orage, Hodeia bedeinkatu- La bénédiction
de l'orage).
Une autre démarche, pour
profiter des pouvoirs des êtres mythiques sans subir leurs
méfaits, est d'employer la ruse comme arme à la
place de la violence; on se débarrasse ainsi des familiers
(Axpuruko abadearen krida - La servante du curé d'Axpuru)
ou du diable (Kastrejanako zubia - Le pont de Kastrejana).
Dans ces histoires il n'y a pas de malfaisance initiale, mais
plutôt un manque chez les gens; le méfait des êtres
mythiques apparaît après: c'est le prix très
cher qu'ils prétendent obtenir.
Dans un autre groupe de récits,
au contraire, les êtres mythiques déjouent les attaques
des gens et leur font payer, parfois très cher, leurs
agressions. Dans l'histoire du Peigne volé (Orrazia
lapurtua), les «laminas» récupèrent
leur bien et dans quelques versions punissent le voleur et sa
descendance; les Corbeaux de Supelegor (Supelegorreko
beleak) obligent les bergers à enlever le verrou magique
qu'ils avaient mis à l'entrée de leur demeure.
Dans certains cas l'affront, même petit, fait aux êtres
mythiques entraîne un gros châtiment: les gentils
(La captive des gentils - Jentil gatibatzaileak) enlèvent
la fille qui n'a pas voulu leur obéir et maudissent sa
lignée entière; la Sainte Vierge rend muet celui
qui a osé comparer à un bât d'âne la
ceinture qu'il va lui offrir (Ama Birginaren gerrikoa - La
ceinture de la Sainte Vierge). Ne pas respecter un tabou
peut entraîner la mort (Laminaren amorantea - Le fiancé
d'une «lamina»). Les familiers se font rembourser
très cher leurs services quand ils empêchent leurs
maîtres de mourir ou les condamnent à errer dans
les airs (Hil ezin - Ne pouvoir mourir, Jakoa, Familiarrengatik
kondenatua - Condamnée à cause des familiers).
Le Curé damné d'Axpuru (Axpuruko abade kondenatua)
rôde toujours dans les airs à cause de son manque
d'attachement à la messe.
La structure d'affrontement produit
une remarquable redondance. Elle est frappante dans les histoires
concernant les «laminas» et les gentils, qu'on peut
regarder comme autant de transformations, donnant même
l'impression qu'elles voudraient épuiser toutes les variantes
possibles. Dans les autres chapitres la redondance n'est pas
aussi évidente, mais elle y est toujours. Nous pouvons
ainsi trouver des inversions symétriques au sein d'une
même histoire.Des cas typiques sont Supelegorreko beleak
- Les corbeaux de Supelegor et Axpuruko abadea eta krida
- Le curé d'Axpuru et sa servante. Dans la première,
un garçonnet ferme l'entrée de la grotte
aux corbeaux; dans la deuxième, la servante ouvre
l'étui des familiers. Dans les deux cas, les corbeaux
ici et les mouches là poursuivent et piquent autant celui
qui a ouvert que celui qui a fermé. Pour retrouver la
paix, les gens doivent permettre aux corbeaux de rentrer
dans leur caverne et obliger forcer mouches à rentrer
dans leur boîte.
IV. B.
4. Réciprocité et neutralisation
Conséquence de la structure
d'affrontement, à la fin de la plupart des récits
nous trouvons la victoire d'une partie et la défaite de
l'autre. Mais à l'intérieur de cette constante,
la fin peut avoir un sens opposé selon qui est vainqueur
ou vaincu et nous pouvons observer le long des divers chapitres
que ce sont tantôt les gens, tantôt les êtres
mythiques qui gagnent. On rencontre donc une tendance à
l'égalité et à la réciprocité,
malgré le fait que la victoire définitive soit
attribuée aux humains. Pour mieux souligner la permanence
de ce jeu de neutralisation qui persiste chapitre par chapitre,
j'en citerai quelques cas exemples.
Au chapitre XVI («Sorginak
- Les sorcières») les dénouements en faveur
des uns ou des autres alternent: Peñako sorgina - La
sorcière de Peña reste impunie, mais Abadearen
ama sorgina - La mère sorcière du curé
va mourir brûlée dans un four. Dans le double récit
de Josepetako landako laminak - Les «laminas»
de la plaine de Josaphat le premier épisode finit
avec la défaite du maître du sabbat, le deuxième
avec le châtiment de l'espion ambitieux qui se cachait
dans un hêtre; dans cette dernière partie alternent
le bonheur du premier voyageur et la malchance de l'espion.
La réciprocité
est manifeste pour le groupe des «laminas» et des
gentils: c'est les «laminas» qui sont punis dans
Lamina zauritua - La «lamina» blessée,
et les humains dans Orrazia lapurtua - Le peigne volé.
On assiste à la disparition des gentils dans Jentil
bahitzaileak - Les gentils ravisseurs, et c'est par contre
la fille humaine qui est punie et disparaît dans Jentil
gatibatzaileak - La captive des gentils.
Pour le cycle des génies
de l'orage, les humains arrivent à contrôler leur
puissance funeste au récit Abadea eta hodeia - Le curé
et l'orage; par contre, Les corbeaux de Supelegor - Supelegorreko
beleak obligent les bergers à retirer les cierges
bénits, instrument de ce contrôle.
Le curé d'Axpuru et Petroleo
(berger bien connu) ont réussi à dominer et exploiter
les familiers et en sont devenus les maîtres puissants.
Mais cet optimisme à son revers: ces mêmes familiers
s'emparent de Jakoa et la Dame qui deviennent ainsi leurs victimes.
Il y a même un curé d'Axpuru condamné à
errer dans les airs, bien que ce ne soit pas le fait des familiers.
Dans les mythes étiologiques
qui racontent la construction des bâtiments remarquables,
les victoires des êtres mythiques et des gens s'intercalent
aussi. C'est le cas des récits Ama Birginaren eliza
- L'église de la Sainte Vierge et Kastrejanako
zubia - Le pont de Kastrejana. Mais ici le partage des victoires
entre les êtres mythiques eux-mêmes se fait d'une
façon particulière: la Sainte Vierge a le rôle
du gagnant, alors que le diable perd à tous les coups.
C'est sans doute une conséquence du christianisme, ce
qui n'empêche pas de retrouver chez les deux personnages
des traits des «laminas» ou des gentils.
On trouve encore un exemple significatif
de la tendance à la neutralisation dans le fait que les
armes et recours employés contre les êtres mythiques
sont souvent à deux tranchants. Notamment, l'emploi des
pouvoirs de l'Eglise peut avoir pour les gens des conséquences
tant bonnes que mauvaises. Par exemple, les habits ecclésiastiques
dont on habille un cadavre peuvent, en place du salut, aggraver
les tourments du damné et provoquer son apparition; de
même, c'est la proximité d'une église qui
fit surgir la Dame d'Anboto. Encore d'autres cas: le cierge bénit
mis à Supelegor pour prévenir l'orage provoque
les attaques des corbeaux, de même qu'en Guipuzcoa, conjurer
la Dame peut éviter la grêle ou en provoquer une
longue période. Cette même duplicité s'étend
au coq; son chant trompe et éloigne les démons
(Kastrejanako zubia - Le pont de Kastrejana), mais il
peut avoir l'effet contraire: tromper les gens, en les faisant
croire que l'aube arrive, et les conduire vers les parte-txarreko
(mauvais esprits) (Gauaz bidean - Sur les chemins la nuit).
La neutralisation tellement répétée
a sans doute un sens. En proposant des dénouements de
signe contraire les mythes jouent à considérer
toutes les possibilités virtuelles; procédure qui
apporte de l'inattendu et de la variabilité à l'intérieur
de la structure monotone de l'affrontement et qui permet ainsi
d'enrichir le répertoire.
Au-delà, il faut considérer
les conséquences -ou causes-idéologiques, à
mon avis très importantes. La tendance à l'équilibre,
au match nul pourrait-on dire, suppose une pensée non
dogmatique, un doute de principe sur les idées établies
dont un reflet très parlant est la relative efficacité
des armes.
Cet esprit relativiste nous le
retrouverons aussi dans la façon de croire. C'est une
attitude ambiguë qui se discerne partout, tant chez les
êtres mythiques eux-mêmes que dans les confrontations
avec eux, ainsi que dans les opinions qu'ils suscitent. Il s'agit
sans doute d'un fait d'une importance considérable.
IV. B.
5. Les mythes et les rites
Les rapports à l'intérieur
du système religieux doivent s'étendre aussi aux
liens entre mythes et rites, dont il y a quelques cas incontestables
à Orozko; en voici trois.
Le premier concerne les célébrations
de la Saint-Jean. Les brandons mobiles (d'après la terminologie
de Van Gennep) qu'on déplace dans les champs sont l'image
du feu de la Dame d'Anboto, dans un même contexte de souci
météorologique. Les feux qu'on allumait en Labourd
à l'apparition du dragon attestent que les flammes de
la terre sont une réponse à celles du ciel. Le
rite confirme et utilise la correspondance entre feux célestes
et terrestres.
Le deuxième exemple est
celui des visites que, d'après le récit Lamina
zauritua - La «lamina» blessée, les «laminas»
faisaient aux veillées des femmes, pour dîner avec
elles. Je n'ai pas trouvé à Orozko de veillée
rituelle entre les femmes, mais tel qu'Azkue les a décrites
elles ressemblent bien aux «casse-croûtes»
des femmes que fréquentaient les «laminas»
mythiques.
Troisièmement nous avons
les rites racontés dans Kalabaza eta izara - Le drap
et la citrouille et à Kate hotsak - Bruits de chaînes,
où l'on montre des jeunes masqués qui surgissent
pour faire peur aux gens: leur succès ne s'explique que
dans un contexte où la croyance en des défunts
qui visitent notre monde est bien ancrée. Les jeunes théâtralisent
le mythe en accomplissant un rite.
On peut ajouter le rite du carnaval
dont la signification est très semblable, puisque les
masques ont des rapports avérés avec les morts;
à Orozko comme Santos le fait remarquer (Aratuztea
- Le carnaval) les jeunes se déguisent pour faire
peur aux gens, de même que ceux qui portent des citrouilles.
Plus précisément la comparaison a pu montrer que
les quêtes du début de l'année et les rites
du carnaval sont en rapport direct ou inverse avec la quête
de nourriture des «laminas».
Or, le nom donné à
l'autre monde des «laminas» est la plaine de Josaphat,
qui est justement le lieu de rassemblement des morts; les allées
et venues des sorcières et les tournées des «laminas»
sont symétriques: les premières vont dans l'au-delà,
les seconds viennent de là-bas. Au chapitre XV («Urten
- Apparitions») on peut voir comment les défunts
sont souvent assimilés aux autres êtres mythiques,
surtout quand il s'agit des damnés ou des créatures
indéterminées qui hantent les nuits. A l'examen
du récit Axpuruko abade kondenatua - Le curé
damné d'Axpuru, on peut voir comment ses voyages aériens
ont des rapports évidents avec la troupe des morts. Les
rites des masques et travestis représentent ces rapports
systématiques, et renouvellent l'articulation entre divers
mythes et êtres mythologiques, sorcières, «laminas»
ou morts, et c'est ensemble qu'ils trouvent leur signification:
- Rites: les venues des morts
théâtralisées au carnaval ou ailleurs (Kalabaza
eta izara - Le drap et la citrouille, Aratuztea
- Le carnaval).
- Mythes: les visites des «laminas»
(Lamina zauritua - La «lamina» blessé),
revenants (le récit Kakoerrekan su eta gar - Feu
et flammes à Kakoerreka, et les croyances dans les
revenants contenus dans Kate hotsak - Bruit de chaînes
et Kanposantuko bedarra - L'herbe du cimetière).
IV. C. Complémentarité
Les rapports des récits
et des êtres mythiques entre eux suggèrent souvent
une complémentarité. Si un groupe souligne une
fonction ou un aspect expressif précis, un autre le fera
sur d'autres aspects, et toujours le rôle de chacun déterminera
les caractères du reste.
IV. C.
1. Oppositions complémentaires: les quatre éléments
La complémentarité
apparaît souvent au moyen d'oppositions binaires, soit
par le jeu de deux éléments différents,
soit par deux états contraires d'un même élément.
Les images des quatre éléments se retrouvent souvent
dans les mythes, mais en situations diverses. L'eau et le feu
sont ensemble dans ceux des «laminas» et des faiseurs
d'orage: les premières vivent à côté
de l'eau (d'en bas) et sont attirées par le feu (d'en
bas) des foyers, les seconds font la pluie (eau d'en haut) et
l'éclair (feu d'en haut). Pour les laboureurs, l'orage
est à craindre à cause de l'eau (grêle);
mais pour les bergers, c'est le feu (foudre) qui est terrible,
puisque c'est lui qui tue les troupeaux, d'après le témoignage
de Santos (Hodeiak jo - Frappé par la foudre).
Dans le feu d'en bas on peut
distinguer celui de la maison (de dedans) et celui de dehors;
le feu du foyer sort en forêt le jour de Kanporamartxo
(repas champêtre du dimanche de carnaval), en emmenant
avec lui le lard qui lui est associé dans le mythe en
tant que nourriture préférée des laminas.
A la Saint-Jean le feu d'en bas imite celui d'en haut pour essayer
de l'influencer et d'éviter ses dégats.
Il y a aussi le feu souterrain
de l'enfer que prêchent les curés. On le compare
à celui d'une cuisine, sur lequel dans une chaudière
cuisent les condamnés, comme des betteraves (Infernuaren
beldurra - La peur de l'enfer).
Les familiers font la liaison
entre l'eau du ruisseau d'en bas, qu'ils transportent, et celle
du ciel, puisqu'ils sont aussi faiseurs d'orage. Au niveau de
l'eau de rivière on trouve des aspects complémentaires:
les mythes des familiers considèrent le problème
de son transport jusqu'aux fermes situées en hauteur (Axpuru),
et au lieu de le résoudre ils causent des inondations;
et c'est précisément pour palier le débit
trop abondant des rivières, qui empêche le transport
des personnes, que le diable aide à l'édification
des ponts dans les mythes des constructeurs.
Le monde aérien est associé
au monde chthonien chez les êtres de l'orage, la Dame ou
le dragon, qui habitent des grottes et se produisent dans le
ciel. Les «laminas» par contre sont plus attachées
à la terre et l'eau d'en bas.
L'air, c'est la voie qu'empruntent
les sorcières et les maîtres principaux des familiers.
C'est aussi la géhenne de ceux qui sont condamnés
à y errer toujours: preneurs des familiers, Dame faiseur
d'orage, abbé chasseur condamné.
Le dernier élément,
la terre, peut être partagée dans un sens vertical:
les maisons des humains, à la surface, s'opposent aux
demeures souterraines des êtres mythiques (Supelegor, Jentil
Zulo, Sorgin Zulo). Dans le sens horizontal, les termes en opposition
sont la maison et le bois. Forêt et demeures souterraines
sont symboliquement isomorphes, de la même façon
que le sont la maison et la surface de la terre. Hors l'espace,
un autre couple d'opposés leur est corrélatif:
le jour et la nuit.
Les couples d'opposés
ne se réduisent évidement pas aux quatre éléments,
ils sont véhiculés dans tous les codes possibles.
Le haut et le bas est représenté à Orozko
au moyen de l'orographie, dans l'opposition entre montagne d'Axpuru
et le ruisseau de Nafarrondo (Axpuruko abadea eta krida -
Le curé d'Axpuru et sa servante); mais on considère
aussi les montagnes qui se font face des deux côtés
du ravin de Nafarrondo comme une paire d'égaux. Dans le
code anatomique nous avons la tête et la bouche opposées
aux fesses et l'anus, qui peuvent devenir des variantes combinatoires
dans les récits Lamina zauritua- La «lamina»
blessée. Ou bien la nourriture et l'excrément,
en même temps que la nourriture et la boisson dans les
histoires Bahean ura - De l'eau dans le tamis. Dans le
domaine sociologique ce sont les membres opposés de couples
humains, dont nous reparlerons.
IV. C.
2. Des fonctions complémentaires
Les mythes sont des instruments
de la pensée et leur fonction générale est
de faire penser. Ils l'accomplissent en nombre de niveaux et
de terrains: économiques, sociaux, psychologiques, existentiels,
spirituels, ludiques. Et tous ces domaines s'imbriquent et s'influencent.
Puisqu'ils remplissent des tâches
tellement importantes, on comprend bien qu'ils soient donneurs
de sens; Santos faisait remarquer que quand on croyait en eux
«on agissait pour quelque chose».
IV. C.
2. a. Economie
Les biens nécessaires
à la vie matérielle occupent une large place dans
le régime de l'imaginaire. Les mythes ont un côté
très pragmatique: ils traitent sans cesse sur de questions
de l'agriculture et de l'industrie. Pour les premières,
ils conçoivent la façon de contrôler la nature;
pour les secondes, ils font rêver des techniques merveilleuses.
Les récits sur les divinités
de l'orage délibèrent sur le climat et la fertilité
de la terre. Les histoires de «laminas» et de gentils
soulignent l'apport de la cuisine, la production des beaux tissus
et des choses précieuses, ainsi que leur convoitise et
divers niveaux du vol. Le service des sages-femmes apparaît
dans le cycle des «laminas» et des gentils. Les familiers
offrent de la main-d'oeuvre et du transport, ils se rattachent
aux questions de l'adduction d'eaux et des voyages aériens.
Diables et Sainte Vierge s'occupent des chemins (édification
des ponts), de la construction d'églises, de la technique
du fer et de la culture du maïs, denrée alimentaire
de base à l'âge moderne.
Les trois secteurs de l'économie
sont donc représentés: agriculture, industrie et
services. Soulignons quand même que le processus productif
le plus présent est celui du pain: la crainte des orages
qui détruisent la moisson, la récolte même,
le travail de vannage (rappelons le rôle central du tamis)
et, pour finir, la cuisson du pain qui attire les «laminas».
Les rites agissent sur ces problèmes:
les rogations et les célébrations de la Saint-Jean
doivent assurer la productivité de la terre. Les religions
donnent une grande importance à ce côté «économique»
de leur raison d'être, et nous pouvons affirmer qu'une
religion dont cet aspect est désuet se trouve en mauvaise
santé. En ce qui concerne les mythes du Pays Basque, le
constat est clair: plus personne (ou presque) ne tient compte
de la montagne où la Dame d'Anboto séjourne pour
prévoir les bonnes et les mauvaises années; on
ne bénit plus l'air puisqu'on a pensé que ce n'est
plus nécessaire. Si le souvenir de ces fonctions reste
encore, leur besoin est déjà perdu.
IV. C.
2. b. La société
En ce qui concerne les problèmes
de société, la mythologie offre avant tout une
réflexion; elle donne aussi parfois quelques règles
et conseils.
Les querelles de voisinage apparaissent
souvent à propos des sorcières: on donne une dimension
sociale et mythique à la mort, aux maladies ou aux vols,
en attribuant leur cause aux pouvoirs magiques des voisins sorciers.
Conflits et affrontements de la vie de tous les jours qui se
plaisent à décrire les histoires des «laminas»
et gentils: échange des biens, conflits de propriété,
punition des voleurs et payement des services. Le ton monte dans
la lutte contre les gentils où on devine l'opposition
entre oppresseurs et opprimés où la victoire du
peuple asservi prend la dimension d'un salut collectif; mais
on sent que le mythe ne veut pas liquider définitivement
ces êtres oisifs et riches; et c'est à se demander
à quel point certains symboles expliquent la difficulté
qu'éprouvent les êtres humains et les sociétés
à s'affranchir.
Les démêlés
domestiques et familiaux ont aussi un rôle important dans
le tissu mythique. Dans les histoires des «laminas»
la solidarité entre époux entraîne l'inimitié
envers les «laminas» (Lamina zauritua - La «lamina»
blessée); suivre les conseils des parents cause la
rupture avec la fiancée «lamina» (Laminaren
amorantea - Le fiancé de la «lamina»)
ou l'enlèvement et la captivité de la fille des
hommes (Jentil gatibatzaileak - Les gentils ravisseurs).
Dans ce type de récits, ce sont les personnes de statut
social inférieur (femmes, jeunes) qui ont des rapports
avec les êtres mythiques, mais l'amitié prend fin
au moment où ils se rangent du côté des supérieurs,
comme si l'amélioration des rapports domestiques supposait
l'hostilité avec les êtres mythiques.
Les problèmes et discordes
entre les gens de la même maison ou de la même famille
sont l'origine de la Dame d'Anboto. L'événement
déclenchant peut être différent: la donation
des familiers faite à la servante par la patronne, la
brutalité du mari, la malédiction de la mère.
Mais tous restent à l'intérieur du cadre des violences
domestiques. Dans la lutte contre les faiseurs d'orage nous retrouvons
la collaboration entre les membres du couple curé -enfant
de choeur.
Les couples domestiques reflètent
les rapports sociaux: mari et femme, père et fille, patron(ne)
et domestique... Les rapports entre les membres d'un couple reflètent
les rapports de classe, de filiation, ou de sexe, toutes oppressions
comprises: le maître est meilleur que le servant, le mari
plus que la femme et les parents supérieurs aux enfants.
Généralement c'est
l'idéologie dominante qui est mise en avant par mythes
et rites; le statut social qu'ils offrent est celui des rapports
hiérarchiques en vigueur. Mais on retrouve aussi des messages
et reflets sociologiques de cette tendance à l'égalité
citée pour le dénouement des conflits avec les
êtres mythiques. Les couples ont un rôle important
chez les familiers, et le couple le plus connu est celui formé
par Le curé d'Axpuru et sa servante (Axpuruko abadea
eta krida), où habituellement c'est le curé
qui est le seul capable de contrôler les familiers; or,
dans la version de Sofi Zaballa c'est une femme qui maîtrise
ces mêmes prakagorri («chausses-rouges»)
en leur fixant une tâche impossible. Dans le récit
Santa Marinako abadea - Le curé de Santa Marina,
le couple du premier récit (curé fort et servante
faible) est inversé dans le second (curé idiot
et servante maline). Dans certaines versions de Kastrejanako
zubia - Le pont de Kastrejana c'est encore la femme de l'entrepreneur
qui a l'idée de faire chanter le coq; à Orozko
cette variante ne se retrouve pas. Il
est parfois possible d'entrevoir des bribes de contestation:
c'est le cas des réunions et dîners entre femmes,
preuve d'une résistance et d'une volonté d'autonomie.
Contradictions qu'on rencontre
aussi au niveau des cultures:
Des modèles contraires
aux modèles premiers existent, pour autant qu'on sache,
dans toute culture, comme thèmes dominés mais néanmoins
importants. D'une façon courante, qui n'a rien d'hégelien,
les éléments même de négation d'une
culture s'y trouvent inclus avec plus ou moins de force (Geertz,
1983 (1973): 160).
l y a un cas d'énonciation
d'un principe de justice distributive dans le dicton «daukanak
ez daukanari - que celui qui en a donne à celui qui n'en
a pas»; mais cela ne concerne qu'une quête de la
période carnavalesque, et en même temps apparaît
l'énorme inégalité dans les funérailles,
avec ses quatre catégories selon la richesse du défunt.
Les sociétés ont
souvent employé mythes et croyances pour le maintien de
l'ordre. L'histoire du Zaloako katu baltza - Le chat noir
de Zaloa fut utilisée avec succès pour arrêter
les vols de voisinage. A la maison aussi ils se révèlent
utiles pour éduquer les enfants ou pour faire respecter
les règles de la vie en commun: les jeunes doivent rentrer
tôt et les ivrognes n'ont pas à s'attarder à
la taverne. Il faut dire que le principe actif de ces fonctions-là
était la peur et que la peur n'est pas considérée
de nos jours comme une valeur pédagogique: donc, cette
façon d'agir joue contre l'actualisation normative du
mythe et ainsi une de ses tâches s'est retournée
contre lui-même.
De toutes les façons,
les mythes ne donnent pas de leçon explicite et, si nous
considérons leur ensemble, leur morale est très
changeante. Il est des cas où elle est proche de notre
idée de justice: récompense des services reçus,
punition des malfaiteurs... Mais d'autres sont assez amoraux,
telles la condamnation de la Dame ou de Jakoa, la captivité
de la jeune fille parce qu'elle avait redemandé de l'or
aux gentils.
Mythes et rites sont donc utiles
pour penser la situation sociale et même pour offrir des
modèles et soutenir des valeurs. Plus encore, leur simple
existence renforce la cohésion entre les gens, puisque
la communauté des croyances consolide l'unité du
groupe social.
Les veillées funèbres,
la veille de Noël et autres réunions entre voisins,
ont été l'occasion idéale pour vérifier
et actualiser le patrimoine de mythes et croyances, puisque c'était
surtout là qu'ils étaient contés et transmis.
IV. C.
2. c. L'existence
Que la vie, la maladie, la mort,
sont des préoccupations existentielles non seulement individuelles,
mais largement socialisées, c'est ce qu'attestent les
croyances aux sorcières, puisqu'on trouve les causes du
malheur des gens dans les conflits de voisinage. Aussi, les maladies
et même la mort peuvent être d'origine surnaturelle:
la folie héréditaire est conséquence de
la malédiction des «laminas», devenir muet
une punition des offenses à la Sainte Vierge, et la mort
s'ensuit après avoir brisé le tabou des «laminas».
La mort est omniprésente
dans les mythes. On la contemple sous beaucoup d'angles. Les
récits des familiers nous présentent une situation
terrible, l'impossibilité de mourir, dont l'horreur est
telle que la mort elle-même est désirée et
acceptée. Ces mythes tiennent ainsi un discours positif
envers la mort et négatif envers l'immortalité.
Le cas contraire se présente dans le récit Laminaren
amorantea - Le fiancé de la «lamina»,
où le discours sur la mort est négatif; mais elle
y est en même temps euphémisée dans le couple
Eros-Thanatos, puisque conséquence de l'amour.
Présentation euphémique
de la mort également, quand elle est présentée
en compagnie des symboles de la renaissance, de façon
à adoucir sa frayeur en insinuant qu'elle ne sera pas
éternelle. L'espoir de la résurrection est contenu
dans le geste de la «lamina» qui recouvre d'un tissu
précieux, amené dans une noix, le corps de son
bien-aimé. Ce même esprit apparaît aussi à
la fin des gentils quand, comme des semences, ils sont enterrés
sous terre. C'est ainsi que les mythes rendent la pensée
de la mort plus supportable.
La préoccupation sur la
transcendance demande des réponses. Les mythes y pourvoient
en proposant une description de la vie dans l'au-delà.
Ils insistent souvent sur le trouble causé par les morts
qui reviennent; on sait que la paix des morts est la condition
de la tranquillité des vivants. Les buts des rites entourant
la mort sont multiples: obtenir le repos des défunts et
leurs faveurs, tout en évitant leurs apparitions. Pour
cela la tradition païenne conseille d'exaucer leurs besoins
en nourriture, lumière et chaleur du foyer. La doctrine
chrétienne offre des prières pour les conduire
au ciel le plus rapidement possible. En tout cas il faut constater
que dans les récits d'Orozko on parle très peu
du ciel chrétien et pas du tout de ses joies, tandis que
quelques informateurs racontent amèrement les horreurs
et la peur de l'enfer.
Le contre-point mythique de la
description terrifiante de l'enfer chrétien est l'autre
monde de Josepetako landako laminak - Les «laminas»
de la plaine de Josaphat, avec son ambiance gaie et humoristique.
Dans la version d'Orozko la plaine des morts est le lieu du sabbat
où on organise de réjouissantes kermesses. Mais
là aussi la duplicité guette: il donne aux uns
la fortune, aux autres la mort. Le diable n'y est pas particulièrement
méchant et il se laisse même vaincre par l'alêne
d'un cordonnier. Quant au salut de l'âme, il est le prix
qu'il faut payer pour pactiser avec lui; mais là aussi
la roublardise des gens triomphe. Les mythes fabriquent des euphémismes
de l'enfer et du diable, et le rire soulage la peur.
Le mythe donc propose une réflexion
sur les questions économiques, sociales, existentielles,
transcendantales et philosophiques. Et en les symbolisant il
devient une prophylaxie et une aide psychologique pour l'angoisse
liée à ces énigmes:
En simplifiant beaucoup, on
pourrait dire qu'un mythe est un système d'opérations
logiques définies par la méthode du «c'est
quand...» ou du «c'est comme...». Une solution
qui n'en est pas une d'un problème particulier apaise
l'inquiétude intellectuelle et le cas échéant
l'angoisse existentielle, des lors qu'une anomalie, ou une contradiction
ou un scandale sont présentés comme la manifestation
d'une structure d'ordre mieux apparente dans d'autres aspects
du réel qui, pourtant, ne heurtent pas la pensée
ou le sentiment au même degré. La réflexion
mythique a donc pour originalité d'opérer au moyen
de plusieurs codes (Lévi-Strauss, 1985: 227).
Dans une même démarche,
les mythes offrent un sens à la vie et des exercices pour
l'intelligence. Les récits sont pleins de métaphores
et d'images, et les jeux d'oppositions, symétries et croisements
sont autant des jeux d'esprit que des amusements. Lévi-Strauss
(1985: 262) parle de «la volupté intellectuelle
procurée par de tels exercices». Et fournir des
plaisirs ludiques et esthétiques est aussi très
important dans le système des fonctions mythiques.
IV. D. Un
système
Les récits mythologiques
d'Orozko offrent un tableau pluriel et divers, où la tendance
à assimiler et en même temps à différencier
les êtres mythiques côtoie les récurrences
et les inversions. Je pense avoir montré qu'il ne s'agit
pas d'un mélange confus et avoir mis en lumière
des liens pertinents à l'intérieur d'un système.
Les transformations, les torsions cachées, les répétitions
voyantes, voilà des signes que les mythes se font entre
eux, des mots du dialogue permanent qu'ils entretiennent et qui
reviennent comme des évocations d'un leitmotiv qui nous
rappelle l'unité de l'ensemble.
La mythologie pense n'importe
quelle facette de la réalité puisqu'elle emploie
comme code ses divers éléments:
La réflexion mythique
a donc pour originalité d'opérer au moyen de plusieurs
codes. Chacun extrait d'un domaine d'expérience des propriétés
latentes permettant de les comparer avec d'autres domaines, (...)
de les traduire les uns dans les autres. (...) Il ne s'ensuit
pas que chaque mythe mette en oeuvre la totalité des codes
possibles, ni même tous ceux qu'un inventaire de l'ensemble
dont il relève a permis de recenser. Le mythe apparaît
comme un système d'équations où les symboles,
jamais nettement aperçus, sont approchés au moyen
de valeurs concrètes choisies pour donner l'illusion que
les équations sous-jacentes sont solubles. Une finalité
inconsciente guide ce choix, mais il ne peut s'exercer que sur
un héritage historique, arbitraire et contingent, de sorte
que le choix initial reste aussi inexplicable que celui des phonèmes
entrant dans la composition d'une langue (Lévi-Strauss,
1985: 227).
Ces codes ne sont pas des termes
d'équations vides, ils véhiculent des méditations
très fonctionnelles, «ils disent quelque chose sur
quelque chose» (Ricoeur, 1970: 532 et Geertz, 1983: 209).
Et de ce côté-là aussi les mythes sont complémentaires,
puisqu'ils exploitent des virtualités possibles. Grâce
à cette richesse, à cette pluralité, ils
sont capables d'assouvir les besoins de symbolisation et réflexion
qu'un individu ou une collectivité peuvent avoir sur eux-mêmes
et leur monde, en posant les problèmes et, parfois, en
donnant des réponses. Non pas des réponses directes
à sens unique ou impératives; souvent elles seront
contradictoires, diront une chose et son contraire. Il s'agit
plutôt d'un examen des possibilités diverses.
La mythologie se plaît
à discourir sur les contradictions. Il s'agit d'un jeu
intellectuel, mais pas d'un simple amusement: cette attitude
entraîne des conséquences idéologiques. La
pensée basée sur la contradiction est une négation
du dogmatisme et donne une place au doute, comme on a vu au chapitre
XXIII («Croire» - «Sinestea»). C'est
peut-être le fonctionnement normal de la pensée
qui n'est pas sous la coupe d'une doctrine manichéenne.
Il est probable que la mythologie basque traditionnelle n'a jamais
eu une église officielle et qu'elle s'est développée
sans l'influence des théologiens, sans autre contrainte
que celle de sa propre opinion publique. Les contradictions ne
supposent pas un manque de cohérence, mais demandent un
système qui les accepte. La pensée véhiculée
par les mythes est très cohérente, tout en étant,
comme le contenu même des mythes, double. Les mythes et
ceux qui les produisent jouent le même jeu et de la même
façon. Cette caractéristique a perduré même
sous la chape d'une autre religion et en dépit des emprunts
qui en sont venus.
IV. D.
1. Une mythologie...
Pour en revenir à la
question de savoir s'il existe une mythologie française,
c'est donc dans la religion chrétienne qu'il faut sans
doute aller chercher. Mais ce serait un abus de langage que de
lui
accorder le nom de mythologie. Le système folklorique
français n'eut en effet pas besoin de se constituer en
véritable mythologie, puisqu'il se forma et se développa
en s'appuyant sur le mythe chrétien (Belmont, 1973: 9-10).
Cet avis de Belmont sur la mythologie
française s'applique souvent à celle du Pays Basque.
Un des buts de mon travail est, précisément, de
contredire cette opinion et j'ai postulé en commençant
que l'ensemble des mythes d'Orozko mérite bien la qualification
de mythologie, ce que je pense avoir démontré.
Et il est bien possible que ce soit aussi le cas de la France,
seulement sa mythologie a disparu plus rapidement que la nôtre
et son étude serait la tâche de l'historien plutôt
que celle de l'ethnologue.
D'après les comparaisons
effectuées, les mythes examinés ici ont conservé
chez nous leur sens et leur structure ces derniers siècles,
et même maintenant, en voie de disparition, ils sont restés
pareils à eux mêmes: ils vont disparaître
sans avoir beaucoup changé. Longtemps, ils ont vécu
à côté de la religion chrétienne mais
ils n'ont pas été fondamentalement influencés,
bien que des gens aient pratiqué en même temps les
deux croyances et que celles-ci se soient bien accommodées
sur certains terrains. Ainsi les croyances concernant les défunts:
le purgatoire chrétien s'assimile bien à l'autre-monde
païen, les deux justifiant l'agitation des morts et leur
besoin d'être aidés par les vivants. Le curé
a trouvé aussi une place comme conjurateur d'orages; en
parlant des rogations, nous avons montré qu'elles se rattachent
historiquement au culte du dragon; aujourd'hui encore la Dame
de l'orage est vénérée sous le nom de Saindia
(La Sainte), à Saint Sauveur de Mendive, où on
lui offre des fleurs et de l'argent pour qu'elle épargne
de la grêle. Même
chose à propos des fêtes de la Saint-Jean: la tradition
a pris des éléments chrétiens mais sans
changer le fond: le rite s'adresse aux divinités de l'orage
autant pour les adorer que pour les conjurer. Les processions
des bergers jusqu'à l'antre de la Dame avaient-elles pour
seul but de la conjurer ou étaient-elles le culte qu'on
lui rendait? L'un et l'autre sans doute.
Comme dans n'importe quel culte,
le but est autant prophylactique que d'adoration, la peur et
l'amour de la divinité vont ensemble. On disait à
Kortezubi que la grêle ne frappe pas les champs de celui
qui verse son obole annuelle à la Dame d'Anboto (Barandiaran,
1984a: 135); les «laminas» aussi aident ceux qui
leur offrent de la nourriture.
De ces vieux rites à double
but, la religion officielle a voulu garder l'adoration pour ses
propres divinités et réserver les conjurations
pour les anciennes. Elle n'a pas toujours réussi et les
curés-héros conjurateurs eux-mêmes se sont
vus affubler des caractéristiques des conjurés.
En empruntant des personnages chrétiens, la mythologie
traditionnelle a utilisé la procédure bien rodée
du réinvestissement du mythe, en se les appropriant avec
leurs noms incclus, mais en leur imposant sa proppre personnalité
et son système.
IV. D.
2. ...et une religion
Encore des nos jours, et sans
faire de l'archéologie ni de l'histoire lointaine, nous
pouvons trouver à Orozko un système de mythes,
rites et croyances qui n'est pas chrétien. Pour mettre
en lumière son unité et sa signification il faut,
certes, prendre des références extérieures,
mais celles-ci étant celles du Pays Basque dans son ensemble,
l'unité d'un seul système mythologique n'en ressort
que plus clairement. Les conclusions tirées de l'analyse
plurielle des récits mythiques d'Orozko sont, par ricochet,
applicables à l'ensemble de la mythologie euskarienne.
Les soidisant «sorcelleries» du Pays Basque ne sont
donc pas un amas informe et incompréhensible d'histoires
décousues, mais un système significatif, qui a
un sens et qui est donneur de sens.
Tout au long de ce travail j'ai
employé souvent le mot 'religion' à côté
de celui de 'mythologie', sur la base des définitions
que donnent Mauss et Durkheim de la religion, citées dans
l'introduction du travail («Xedeak»). Je citerai
maintenant celle plus exigeante de Greimas, pour qui la religion
est
la forme que prend la mythologie,
lorsqu'elle possède des articulations hiérarchiques
et systématiques, accompagnées d'institutions sociales
correspondantes (Greimas, 1985: 17).
Si les articulations hiérarchiques
dont il parle sont celles du pouvoir politique, il n'y aurait
plus de religion basque, au moins depuis le temps où les
seigneurs de Biscaye ont arrêté le culte public
qu'ils rendaient à la Dame (Barandiaran, 1984a: 137):
au XIV e siècle, quand ces seigneurs venaient à
Busturia ils offraient à leur ancêtre, la Dame,
les viscères des vaches sacrifiées; ils les mettaient
sur un rocher nu et le lendemain tout avait disparu. Deux siècles
plus tôt Urcia (Le ciel, la foudre) était
le nom donné par les basques à leur divinité.
Il n'est pas trop risqué de supposer que les offrandes
laissées au rocher étaient emportées par
les vautours, c'est-à-dire par l'avatar ornithomorphe
de la Dame de l'orage. Mais tout cela est très loin, et
il ne faut plus compter sur nos politiciens pour nous offrir
de si belles cérémonies.
De toutes les façons,
en marge des définitions canoniques, il faut bien admettre
que, jusqu'à nos jours, la mythologie basque a rempli
les fonctions d'une véritable religion. Elle a été
un instrument à penser, elle a formulé et réfléchi
sur les problèmes de la vie et elle a proposé au
groupe humain qui y croyait des aides symboliques pour trouver
une issue à ces questions.
Voilà ce que mon travail,
appuyé sur un recueil personnel des récits mythologiques
contemporains et sur leur analyse, voudrait montrer. Anuntzi Arana, anthropologue. |