Les compétences exclusives des Etats membres au sein de l'Union Européenne (résumé)
Henri Labayle

Traiter du thème des compétences exclusives des Etats membres au sein de l'Union européenne est particulièrement redoutable, à différents titres. D'abord parce que la dichotomie compétence communautaire/compétence nationale est déjà délicate à traiter depuis les origines du traité de Rome et qu'elle ne s'est guère simplifiée avec l'apparition de cet objet non identifié du droit européen qu'est l'Union européenne, obligeant à rajouter
un troisième degré dans l'analyse avec les compétences dévolues à l'Union.
Ensuite parce que la question des compétences exclusives des Etats membres prend une résonance particulière dans le cadre d'un colloque tel que celui de ce jour, consacré au régionalisme et au pouvoir local, obligeant à s'interroger sur la place réservée aux pouvoirs locaux dans l'Union. Enfin car la logique des politologues, constitutionnalistes et administrativistes s'adapte difficilement à celle du processus d'intégration communautaire, dont le fonctionnalisme a évolué considérablement et ne se prête pas aux
grilles d'analyse et de distribution du pouvoir auxquelles nous sommes accoutumés dans nos droits internes.
A compter de là, deux éléments doivent être mis en lumière, celui de la complexité du sujet et celui de son actualité. La complexité du problème n'est pas à démontrer et l'on se bornera ici à souligner que le refus politique de l'aborder de front à conduit à laisser en suspens des questions aussi décisives que celle de la constitutionnalité des différentes modifications des traités constitutifs, de la démocratisation et de la transparence de l'action communautaire ou de la dépossession des pouvoirs locaux impliqués par l'intégration communautaire. L'actualité de la question ne doit pas non plus être sous-estimée dans la mesure où la logique du traité sur l'Union européenne nous entraîne depuis Maastricht jusqu'à Amsterdam sur des terrains inexplorés jusqu'alors : de la construction en pilier qui nous montre bien que peu de domaines échappent à l'influence européenne jusqu'aux perspectives dessinées par les "coopérations renforcées", il est clair que le thème des compétences exclusives des Etats est profondément affecté par la progression de l'intégration.
Sur ces bases, il est possible en trois temps de rappeler ce que chacun sait c'est à dire que les compétences exclusives des Etats s'établissent classiquement à partir d'une délimitation de type horizontal (I), situation cependant incompréhensible sans le secours d'une grille d'analyse verticale des compétences, le tout étant régulé par des principes d'action (II).

I - C'est énoncer une banalité que de dire que les compétences
exclusives des Etats se déduisent d'une comparaison avec les compétences confiées à la Communauté. Or, il est frappant de constater que les traités constitutifs ne permettent pas d'effectuer cette déduction (A) ce qui rend le jeu du principe de spécialité particulièrement complexe (B).

A - L'absence dans les traités d'une clause générale de répartition des compétences, de type fédéral, rend impossible d'identifier précisément les domaines dévolus aux uns et aux autres. L'explication en est certes politique dans la mesure où le "tabou fédéral" empêchait sans doute les Etats membres d'aborder franchement le problème, quitte à brouiller durablement l'image de la construction européenne. A compter de là, c'est par voie d'objectif que le traité et son article 3 renouvelé ont attribué compétence à la Communauté sans pour autant réserver exclusivement aux Etats les matières qui n'étaient pas couvertes. Tantôt en effet, le maintien de la compétence nationale a été réaffirmé sans pour autant être libre, comme c'est le cas pour la réserve d'ordre public, tantôt le principe d'intégration a obligé les Etats membres à user de leurs compétence exclusive avec précaution et dans le respect de leur engagement communautaire. Cet enchevêtrement inextricable et forcément en mouvement en
raison de la dynamique de l'objectif d'intégration a fait de la Cour de Justice l'arbitre final de ce jeu incertain.

B - Le jeu du principe de spécialité en matière communautaire est donc forcément incertain. Certes, il est incontestable que la Communauté obéit à ce principe cardinal du droit des organisations internationales et que, privée de "la compétence de la compétence", elle agit dans "les limites des compétences" qui lui sont confiées en vertu de l'article 3 du TCE. Par soustraction, on aurait donc la matière des compétences exclusives conservées par les Etats. La compétence des Etats est donc la règle et celle de la Communauté serait l'exception. Sauf que cette approche est tout sauf rigide. D'abord par ce que les traités permettent de faire varier l'étendue de l'attribution initiale en fonction de l a rigueur des définitions, ensuite parce que des clauses "attrape-tout" telles que celles de l'article 100 relative à l'harmonisation des législations permet d'aller très loin, enfin parce que les compétences subsidiaires de l'article 235 permettent de remédier à un oubli ou un besoin. Qui plus est, il faut ajouter à cela la théorie jurisprudentielles des compétences implicites qui a fortement entamé l'exclusivité des Etats malgré son reflux actuel.
La répartition "horizontale" des compétences est donc en fait variable selon leur libellé, selon le rythme de l'intégration et même selon le cadre juridique retenu. Retenir la technique fédérale qui oppose les compétences retenues par les Etats à celles qu'ils partagent ou attribuent à l'entité fédérale n'est pas donc convaincant.
En fait, c'est dans le mouvement que tout se dessine : il est en effet
des compétences qui ont été spécifiquement réservées comme celles touchant à leur sécurité dans le traité lui-même, au travers par exemple des articles 223 et 224; il est ensuite des compétences qui le sont implicitement comme pour la réserve d'ordre public de l'article 48 ou de l'article 36 ou le troisième pilier; enfin, il est des compétences nationales qui sont tantôt coordonnées, encadrées, transférées ou mêmes disparues.

 

II - Une approche "verticale" est donc indispensable pour saisir la
dynamique du processus car le débat sur les compétences est essentiellement un débat d'ordre normatif auquel il faut ajouter la compétence exclusive d'exécution des Etats (A), avant d'évaluer la régulation qui est nécessaire.

A - L'application effective des règles communautaires est confiée aux Etats en vertu d'un schéma de décentralisation normative tout à fait remarquable. En vertu de l'obligation de coopération loyale de l'article 5, les Etats mettent donc leur appareil institutionnel au service de la Communauté, en vertu d'un dédoublement fonctionnel remarquable. On retrouve là le jeu d'un fédéralisme coopératif existant en Suisse ou en RFA qui renouvelle considérablement les données du débat européen quand on en prend conscience. Tout comme il convient de prendre conscience des risques technocratiques et démocratiques qu'il induit.
Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une compétence exclusive de
l'Etat, au nom du principe d'autonomie institutionnelle et procédurale, que de définir les rouages et les techniques qui lui permettront de donner vie à ses obligations communautaires, qu'il s'agisse de personnes publiques ou privées (comme en matière sociale) ou de personnes décentralisées ou pas comme dans les Etats fédéraux. De l'exécution normative parfaitement symbolisée par ce acte typique qu'est la directive communautaire à
l'exécution administrative ou juridictionnelle, tout le système
communautaire repose sur le pari de la collaboration quitte à poser des questions complexe lorsque le juge, la Constitution ou la responsabilité de l'Etat posent des problèmes particuliers.

B - La nécessité de principes de régulation caractérise alors le
fonctionnement de l'ensemble, qu'il s'agisse au plan positif de faire en sorte que les compétences nationales puissent continuer à jouer ou, au plan négatif, d'interdire que ces compétences étatiques exclusives portent atteinte à l'intérêt communautaire.
La régulation négative des compétences exclusives des Etats s'effectue différemment selon que l'on est dans un domaine "réservé" par les Etats car il n'aurait pas été attribué à la Communauté ou selon que la compétence nationale n'existerait que parce que la Communauté ne serait pas encore intervenue. Dans le premier cas, l'exclusivité de la compétence nationale n'équivaut pas à un blanc-seing. Autrement dit, il ne peut ignorer d'une main, celle de sa compétence, ce qu'il a concédé de l'autre main à la
Communauté. Ceci implique d'une part que l'Etat tolère une éventuelle intervention du droit communautaire au nom de son effet utile, mais aussi que les compétences communautaires ne soient pas transgressées. D'où, progressivement une véritable "ambiance" communautaire, une véritable "communautarisation" de pans entiers de compétences nationales souveraines. Les contraintes de l'ordre public national ou le jeu de la répression pénale illustrent parfaitement ce glissement progressif. Dans le cas où l'on se
situerait dans une matière appartenant à la Communauté mais non encore exercée par celle-ci, si la compétence virtuelle de la Communauté n'a pas éteint la compétence nationale, cette dernière a cependant vocation a refluer au fur et à mesure que la Communauté interviendra pleinement.
La régulation positive des compétences exclusives des Etats ou leur protection si l'on préfère s'effectue par le biais de principes que le juge communautaire avait mis en œuvre et que le traité a désormais inscrit dans son article 3 : le principe de subsidiarité et celui de proportionnalité. Définissant le champ et le degré de l'intervention communautaire les deux principes apparaissent désormais dans l'ordre communautaire comme les principes constitutionnels qu'ils sont déjà dans l'ordre interne, comme la
jurisprudence récente de la CJCE en atteste. Outre la régulation qu'ils doivent permettre à l'avenir, tant pour justifier l'intervention de la Communauté que pour lui imposer de retenir les modes d'intervention les plus adaptés, ces deux principes accréditent en fait l'idée de départ, celle selon laquelle les Etats membres seraient dépositaires de la compétence de base.

En conclusion, l'abstraction et la complexité de ce débat ont au moins un mérite : il est sans doute temps de lever le tabou de la démarche constituante de la construction européenne et de se fixer une ligne d'action plus claire sans la quelle l'adhésion des citoyens de l'Union sera sans doute difficile à réaliser.


Au sujet du auteur:

Henri LABAYLE
né le 11 décembre 1954

Titres et diplômes

  • Diplôme d'Etudes approfondies de droit international et européen,
    Université de Toulouse
  • Diplôme d'Etudes approfondies de droit public, Université de Pau
  • Docteur de troisième cycle, droit européen, Université de Toulouse
  • Docteur d'Etat en droit public, Université de Toulouse

Situation professionnelle

  • Professeur agrégé des Facultés de droit
  • Chaire Jean Monnet de droit communautaire à l'Université de Pau
  • Doyen de la Faculté de Bayonne


Henry Labayle, Professeur agrégé des Facultés de Droit à l'Université de Pau et des Pays de L'Adour, Fac. Pluridisciplinaire, Bayonne.


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