Traiter du thème des compétences
exclusives des Etats membres au sein de l'Union européenne est particulièrement
redoutable, à différents titres. D'abord parce que la dichotomie
compétence communautaire/compétence nationale est déjà
délicate à traiter depuis les origines du traité de
Rome et qu'elle ne s'est guère simplifiée avec l'apparition
de cet objet non identifié du droit européen qu'est l'Union
européenne, obligeant à rajouter
un troisième degré dans l'analyse avec les compétences
dévolues à l'Union.
Ensuite parce que la question des compétences exclusives des Etats
membres prend une résonance particulière dans le cadre d'un
colloque tel que celui de ce jour, consacré au régionalisme
et au pouvoir local, obligeant à s'interroger sur la place réservée
aux pouvoirs locaux dans l'Union. Enfin car la logique des politologues,
constitutionnalistes et administrativistes s'adapte difficilement à
celle du processus d'intégration communautaire, dont le fonctionnalisme
a évolué considérablement et ne se prête pas
aux
grilles d'analyse et de distribution du pouvoir auxquelles nous sommes accoutumés
dans nos droits internes.
A compter de là, deux éléments doivent être mis
en lumière, celui de la complexité du sujet et celui de son
actualité. La complexité du problème n'est pas à
démontrer et l'on se bornera ici à souligner que le refus
politique de l'aborder de front à conduit à laisser en suspens
des questions aussi décisives que celle de la constitutionnalité
des différentes modifications des traités constitutifs, de
la démocratisation et de la transparence de l'action communautaire
ou de la dépossession des pouvoirs locaux impliqués par l'intégration
communautaire. L'actualité de la question ne doit pas non plus être
sous-estimée dans la mesure où la logique du traité
sur l'Union européenne nous entraîne depuis Maastricht jusqu'à
Amsterdam sur des terrains inexplorés jusqu'alors : de la construction
en pilier qui nous montre bien que peu de domaines échappent à
l'influence européenne jusqu'aux perspectives dessinées par
les "coopérations renforcées", il est clair que
le thème des compétences exclusives des Etats est profondément
affecté par la progression de l'intégration.
Sur ces bases, il est possible en trois temps de rappeler ce que chacun
sait c'est à dire que les compétences exclusives des Etats
s'établissent classiquement à partir d'une délimitation
de type horizontal (I), situation cependant incompréhensible sans
le secours d'une grille d'analyse verticale des compétences, le tout
étant régulé par des principes d'action (II).
I - C'est énoncer une banalité
que de dire que les compétences
exclusives des Etats se déduisent d'une comparaison avec les compétences
confiées à la Communauté. Or, il est frappant de constater
que les traités constitutifs ne permettent pas d'effectuer cette
déduction (A) ce qui rend le jeu du principe de spécialité
particulièrement complexe (B).
A - L'absence dans les traités d'une clause générale
de répartition des compétences, de type fédéral,
rend impossible d'identifier précisément les domaines dévolus
aux uns et aux autres. L'explication en est certes politique dans la mesure
où le "tabou fédéral" empêchait sans
doute les Etats membres d'aborder franchement le problème, quitte
à brouiller durablement l'image de la construction européenne.
A compter de là, c'est par voie d'objectif que le traité et
son article 3 renouvelé ont attribué compétence à
la Communauté sans pour autant réserver exclusivement aux
Etats les matières qui n'étaient pas couvertes. Tantôt
en effet, le maintien de la compétence nationale a été
réaffirmé sans pour autant être libre, comme c'est le
cas pour la réserve d'ordre public, tantôt le principe d'intégration
a obligé les Etats membres à user de leurs compétence
exclusive avec précaution et dans le respect de leur engagement communautaire.
Cet enchevêtrement inextricable et forcément en mouvement en
raison de la dynamique de l'objectif d'intégration a fait de la Cour
de Justice l'arbitre final de ce jeu incertain.
B - Le jeu du principe de spécialité en matière
communautaire est donc forcément incertain. Certes, il est incontestable
que la Communauté obéit à ce principe cardinal du droit
des organisations internationales et que, privée de "la compétence
de la compétence", elle agit dans "les limites des compétences"
qui lui sont confiées en vertu de l'article 3 du TCE. Par soustraction,
on aurait donc la matière des compétences exclusives conservées
par les Etats. La compétence des Etats est donc la règle et
celle de la Communauté serait l'exception. Sauf que cette approche
est tout sauf rigide. D'abord par ce que les traités permettent de
faire varier l'étendue de l'attribution initiale en fonction de l
a rigueur des définitions, ensuite parce que des clauses "attrape-tout"
telles que celles de l'article 100 relative à l'harmonisation des
législations permet d'aller très loin, enfin parce que les
compétences subsidiaires de l'article 235 permettent de remédier
à un oubli ou un besoin. Qui plus est, il faut ajouter à cela
la théorie jurisprudentielles des compétences implicites qui
a fortement entamé l'exclusivité des Etats malgré son
reflux actuel.
La répartition "horizontale" des compétences est
donc en fait variable selon leur libellé, selon le rythme de l'intégration
et même selon le cadre juridique retenu. Retenir la technique fédérale
qui oppose les compétences retenues par les Etats à celles
qu'ils partagent ou attribuent à l'entité fédérale
n'est pas donc convaincant.
En fait, c'est dans le mouvement que tout se dessine : il est en effet
des compétences qui ont été spécifiquement réservées
comme celles touchant à leur sécurité dans le traité
lui-même, au travers par exemple des articles 223 et 224; il est ensuite
des compétences qui le sont implicitement comme pour la réserve
d'ordre public de l'article 48 ou de l'article 36 ou le troisième
pilier; enfin, il est des compétences nationales qui sont tantôt
coordonnées, encadrées, transférées ou mêmes
disparues.
II - Une approche "verticale" est
donc indispensable pour saisir la
dynamique du processus car le débat sur les compétences est
essentiellement un débat d'ordre normatif auquel il faut ajouter
la compétence exclusive d'exécution des Etats (A), avant d'évaluer
la régulation qui est nécessaire.
A - L'application effective des règles communautaires est
confiée aux Etats en vertu d'un schéma de décentralisation
normative tout à fait remarquable. En vertu de l'obligation de coopération
loyale de l'article 5, les Etats mettent donc leur appareil institutionnel
au service de la Communauté, en vertu d'un dédoublement fonctionnel
remarquable. On retrouve là le jeu d'un fédéralisme
coopératif existant en Suisse ou en RFA qui renouvelle considérablement
les données du débat européen quand on en prend conscience.
Tout comme il convient de prendre conscience des risques technocratiques
et démocratiques qu'il induit.
Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une compétence exclusive de
l'Etat, au nom du principe d'autonomie institutionnelle et procédurale,
que de définir les rouages et les techniques qui lui permettront
de donner vie à ses obligations communautaires, qu'il s'agisse de
personnes publiques ou privées (comme en matière sociale)
ou de personnes décentralisées ou pas comme dans les Etats
fédéraux. De l'exécution normative parfaitement symbolisée
par ce acte typique qu'est la directive communautaire à
l'exécution administrative ou juridictionnelle, tout le système
communautaire repose sur le pari de la collaboration quitte à poser
des questions complexe lorsque le juge, la Constitution ou la responsabilité
de l'Etat posent des problèmes particuliers.
B - La nécessité de principes de régulation
caractérise alors le
fonctionnement de l'ensemble, qu'il s'agisse au plan positif de faire en
sorte que les compétences nationales puissent continuer à
jouer ou, au plan négatif, d'interdire que ces compétences
étatiques exclusives portent atteinte à l'intérêt
communautaire.
La régulation négative des compétences exclusives des
Etats s'effectue différemment selon que l'on est dans un domaine
"réservé" par les Etats car il n'aurait pas été
attribué à la Communauté ou selon que la compétence
nationale n'existerait que parce que la Communauté ne serait pas
encore intervenue. Dans le premier cas, l'exclusivité de la compétence
nationale n'équivaut pas à un blanc-seing. Autrement dit,
il ne peut ignorer d'une main, celle de sa compétence, ce qu'il a
concédé de l'autre main à la
Communauté. Ceci implique d'une part que l'Etat tolère une
éventuelle intervention du droit communautaire au nom de son effet
utile, mais aussi que les compétences communautaires ne soient pas
transgressées. D'où, progressivement une véritable
"ambiance" communautaire, une véritable "communautarisation"
de pans entiers de compétences nationales souveraines. Les contraintes
de l'ordre public national ou le jeu de la répression pénale
illustrent parfaitement ce glissement progressif. Dans le cas où
l'on se
situerait dans une matière appartenant à la Communauté
mais non encore exercée par celle-ci, si la compétence virtuelle
de la Communauté n'a pas éteint la compétence nationale,
cette dernière a cependant vocation a refluer au fur et à
mesure que la Communauté interviendra pleinement.
La régulation positive des compétences exclusives des Etats
ou leur protection si l'on préfère s'effectue par le biais
de principes que le juge communautaire avait mis en uvre et que le
traité a désormais inscrit dans son article 3 : le principe
de subsidiarité et celui de proportionnalité. Définissant
le champ et le degré de l'intervention communautaire les deux principes
apparaissent désormais dans l'ordre communautaire comme les principes
constitutionnels qu'ils sont déjà dans l'ordre interne, comme
la
jurisprudence récente de la CJCE en atteste. Outre la régulation
qu'ils doivent permettre à l'avenir, tant pour justifier l'intervention
de la Communauté que pour lui imposer de retenir les modes d'intervention
les plus adaptés, ces deux principes accréditent en fait l'idée
de départ, celle selon laquelle les Etats membres seraient dépositaires
de la compétence de base.
En conclusion, l'abstraction et la complexité de ce débat
ont au moins un mérite : il est sans doute temps de lever le tabou
de la démarche constituante de la construction européenne
et de se fixer une ligne d'action plus claire sans la quelle l'adhésion
des citoyens de l'Union sera sans doute difficile à réaliser.
Au sujet du auteur:
Henri LABAYLE
né le 11 décembre 1954
Titres et diplômes
- Diplôme d'Etudes approfondies de droit international
et européen,
Université de Toulouse
- Diplôme d'Etudes approfondies de droit public,
Université de Pau
- Docteur de troisième cycle, droit européen,
Université de Toulouse
- Docteur d'Etat en droit public, Université
de Toulouse
Situation professionnelle
- Professeur agrégé des Facultés
de droit
- Chaire Jean Monnet de droit communautaire à
l'Université de Pau
- Doyen de la Faculté de Bayonne
Henry Labayle, Professeur agrégé
des Facultés de Droit à l'Université de Pau et des
Pays de L'Adour, Fac. Pluridisciplinaire, Bayonne. |